21/09 27/09/2025

Salle de la Grande Main

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Comment vous est venue l’idée de créer ce projet, si singulier dans le paysage théâtral européen ?

J’avais une amie qui étudiait les sciences de la santé publique ici au Royaume-Uni, et un jour elle m’a montré un flyer qui présentait un projet dans lequel les barbiers et coiffeurs recevaient des formations d’aides psychologiques. De cette manière, ils pouvaient repérer chez leurs clients des potentiels problèmes de santé, et leur offrir des conseils directement dans leur salon de coiffure. J’étais assez surpris que les barbiers puissent faire ce boulot, et je voulais savoir pourquoi il n’y avait pas de personnes idoines, issues du monde de la santé, pour s’occuper des hommes noirs. C’est là que le projet a réellement débuté ; je voulais rester dans un salon de coiffure pour y brosser le portrait d’hommes en train de se faire couper les cheveux. J’avais pourtant du mal à lever des fonds pour écrire la pièce, et quand le National Theatre m’a demandé si j’avais des idées pour une nouvelle pièce, j’ai parlé de mon intérêt pour les barber shops et ils m’ont octroyé une bourse pour me permettre d’avoir du temps à consacrer au projet. J’ai ensuite voulu aller plus loin, faire quelque chose de plus grand, et j’ai traversé l’Afrique pour aller à la rencontre d’hommes dans des salons, enregistrer leurs conversations, et je suis revenu à Londres avec près de 60 heures d’enregistrement que j’ai transformés en une pièce d’1h45. J’ai beaucoup travaillé sur cette pièce, je pense que j’avais quatorze brouillons, avant d’avoir l’original, dont un essai qui durait plus de 4 heures. J’ai créé des personnages, j’ai repris des personnages que j’ai rencontrés durant mon voyage, j’en ai fait se rencontrer, j’ai inventé des dialogues, et parfois j’ai utilisé des répliques que j’avais enregistrées. Il y a un réel mélange de fiction et non-fiction dans la pièce.

Pourquoi était-ce important pour vous de mêler des éléments de fiction et de non-fiction ? Est-ce justement pour libérer cette parole trop longtemps dissimulée ?

Je ne sais pas… En Occident, nous pensons souvent l’artiste, l’écrivain comme un génie solitaire, assis dans l’obscurité, entouré de son propre savoir, explorant les profondeurs de la mémoire humaine et de la sagesse pour créer une œuvre qu’il nous partage ensuite verticalement. En Afrique, c’est une tout autre conception, c’est un processus beaucoup plus commun. Les poètes, les écrivains et les conteurs sont des fonctionnaires publics. Ils sont au service de la population en écrivant leurs histoires et en lui restituant plus tard par écrit. Il y a cette célèbre blague avec un conteur qui se produit dans un village. Il n’est pas très bon, alors le village lui reprend l’histoire et ils se la racontent entre eux. Ils connaissaient déjà l’histoire, ils attendaient juste que le conteur en fasse quelque chose de différent, de plus grand, plus excitant. Alors, comme il a échoué, ils lui retirent son histoire…
Ou encore cette histoire avec un violoncelliste sino-américain. Il voyage au Botswana, et s’arrête un jour devant un groupe d’aînés, à qui il promet de donner un concert, et quand il leur annonce qu’il reviendra à 19 heures pour le concert donc, ils lui demandent : «Tu es ici devant nous avec ton instrument. Pourquoi devrions-nous revenir plus tard pour te voir jouer ? Pourquoi ne peux-tu pas jouer maintenant ?» Et l’homme qui ne comprend pas, se met à regarder tout autour de lui et remarque tous les agriculteurs chanter et travailler simultanément dans les champs. En réalité, dans cette communauté, il n’y avait pas de distinction entre l’art et l’artiste, entre la performance et l’acteur. Le concept de concert n’existait même pas, du moins pas la manière dont nous le concevons en Occident. Les arts, les artistes, en Afrique, c’est le peuple. Je ne voulais pas m’asseoir et inventer des choses alors que je n’avais pas besoin de le faire. Tout était déjà là, je pouvais sortir et trouver des histoires avec ces hommes, les retravailler légèrement, puis les leur restituer à travers une performance. Et c’est exactement ce que j’ai fait. La plupart des noms dans la pièce sont les noms réels des hommes que j’ai rencontrés. Ils ne voulaient pas que je change leur nom parce qu’ils appréciaient les conversations qu’ils avaient eues avec moi, alors j’ai fait cela pour les honorer, mais aussi pour honorer la tradition de la manière dont l’art et l’artiste fonctionnent en Afrique continentale.

Dans votre pièce, on ressent tout l’attachement que les personnages ont pour les barber shops. Pourquoi ces lieux sont-ils si importants pour les communautés d’origine africaine à Londres, au Royaume-Uni ?

Je crois que ce n’est pas que cela soit une question qui se limite au Royaume-Uni, c’est à travers le monde. C’est important parce que l’Europe est raciste. Les hommes noirs sont perçus comme vicieux, effrayants. Nous sommes constamment sous surveillance, nous sommes arrêtés, intimidés par la police. Et la liste est encore longue. Tu dois toujours, systématiquement, donner le meilleur de toi moi-même dès tu quittes des endroits où tu te sens en sécurité, où tu peux simplement être toi-même et te détendre. Les barber shops sont ces endroits. Personne ne t’y jugera pour la couleur de ta peau. Les endroits où les hommes se rassemblent sont souvent des lieux d’agressivité, que ce soit dans un stade, à la salle de sport, un circuit automobile ou un bar… Et quand les hommes noirs sont dans ce genre d’endroit, il arrive qu’ils soient sujets à des attaques racistes, comme les footballeurs à qui on jette encore aujourd’hui des bananes… Et si tu es un homme noir dans un salon de coiffure pour personnes noires, ces choses-là n’arrivent pas ; tu es accepté parce que tu ressembles aux autres, tu ressembles à ton père, à ton oncle, à ton frère… Ils ne te jugent pas. Voilà pourquoi ce sont des endroits sûrs, parce que tu peux être toi-même.

Les barber shops sont donc des refuges, où l’on peut parler librement de ses problèmes, sans craindre d’être jugé par une société hostile ?

Parfois je parle du racisme, parfois je parle de la manière dont mon père me disciplinait quand j’étais enfant, parfois je parle de la pauvreté dans la communauté nigériane, de la survie de ces  personnes… Mais je parle souvent de la culpabilité du survivant, parce que j’habite ici maintenant,  au Royaume-Unis, je ne suis plus avec eux là-bas, et je m’en sors mieux ici.  Si je raconte toutes ces choses-là à quelqu’un qui n’a pas eu cette expérience, il ne va peut-être  même pas savoir comment comprendre ce que je dis. Il ne va pas pouvoir me donner des conseils,  il ne va même pas savoir comment m’écouter, mais si je parle à quelqu’un qui vient de mon monde,  alors tout est plus simple, parler et écouter… Évidemment, vous n’avez pas forcément besoin de venir de mon monde pour me comprendre, il suffit de passer du temps à étudier, à lire. C’est surtout le cas pour les soins de santé, si vous êtes médecin, psychiatre… Je remarque que beaucoup  de professionnels de la santé ne parlent même jamais de nous, de notre culture… Et donc ils ne savent pas comment nous prodiguer des conseils, ils ne savent pas quoi dire de juste. C’est au-delà de leur zone de confort, mais aussi et surtout au-delà de leur expérience. Alors je ne vais pas vers eux, parce que je sais qu’ils ne me comprendraient pas, et moi, je dois chercher des personnes qui puissent me comprendre, jusqu’à ce que le système change.
Je serai toujours nerveux à l’idée de me retrouver dans l’un de ces scénarios, alors je les évite. Pendant le confinement, on a appris que des médecins aux États-Unis – aujourd’hui ! – apprennent dans les manuels que les personnes noires ont une tolérance à la douleur plus élevée que les personnes blanches ! Donc lorsque les personnes noires vont voir un médecin, on leur répond souvent : « Oui, vous êtes malades, mais ce n’est pas si grave parce que vous êtes noirs. » Voilà ce qui est enseigné encore aujourd’hui aux médecins… Ce qu’ils apprennent sur nos corps, quand nos corps sont pratiquement identiques… Comment pourrais-je leur faire confiance pour leur déballer mes sentiments ? C’est pour cela que vous finissez par rechercher des environnements où les gens vous ressemblent et vous écoutent sans vous juger en fonction de votre couleur de peau.

Votre pièce, qui prend originellement place dans un monde anglophone (Lagos, Accra, Londres, etc.), sera adapté à un milieu francophone, dont les villes restent encore à déterminer. Londres et Paris ont souvent été les meilleurs ennemis, mais quels sont les grandes différences entre des pays comme la France et l’Angleterre sur ces thématiques ?

J’ai peut-être tort, mais je pense que les choses sont plus avancées au Royaume-Uni qu’en France. Nous avons plus de politiciens non-blancs. Nous avons eu un premier ministre d’origine indienne, nous avons eu une langue qui nous a permis d’articuler nos différences pour ensuite tendre la main pour inviter le plus grand nombre à se joindre à nous. J’ai appris par exemple, qu’en France, le mot pour ghostwriter se dit le nègre. En Angleterre, nous n’avons rien de semblable, rien où nous supposons que le terme pour désigner quelqu’un qui n’est pas crédité pour son travail est une personne noire. Le mot n’est plus autant utilisé qu’avant, et cela a changé avec l’arrivée de nouveaux mots pour remplacer ce terme, mais à certains endroits, cette langue est encore utilisée… Cela dit combien la France est en retard sur ces questions. Je ne sais plus quel politicien français avait un jour dit que les pays colonisés devraient remercier la France. C’était peut-être il y a 10 ans, mais dire cette chose-là, même il y a 10 ans, était impensable au Royaume-Uni. Alors, oui, il reste encore beaucoup de choses à faire chez nous, il reste beaucoup de ponts à construire, mais je pense que le Royaume-Uni est politiquement plus conscient de ces questions, et socialement plus conscient de la diversité du pays. Et nous intégrons ce nouveau langage dans notre politique, nous en parlons beaucoup plus qu’en France. C’est exactement pourquoi des personnes comme Marine Le Pen pourraient remporter les prochaines élections, alors qu’ici, au Royaume-Uni, ils n’ont remporté que quelques sièges et pourraient disparaitre dans quelques années. C’est un moment crucial pour la France*, peut-être que les résultats vont galvaniser les citoyens, même si Le Pen remporte cette élection, peut-être que cela va créer un électrochoc, et changer le pays positivement ? Je ne sais pas. Mais je pense définitivement que le Royaume-Uni est en avance, et c’est pourquoi je pense qu’une pièce comme Barber Shop Chronicles peut avoir un effet bien plus important que celui provoqué à Londres. Avec la montée de l’extrême droite en Europe continentale, j’ai l’impression que c’est pièce est un bon point de départ pour construire des nouvelles choses ensemble.

*L’entretien a été réalisé le vendredi 5 juillet 2024, quelques jours seulement avant le deuxième tour des élections législatives françaises.