Après de nombreuses collaborations avec l’auteur Fikry El Azzouzi (Dear Winnie, Malcolm X), vous vous emparez de la pièce de l’écrivain britannique d’origine nigériane Inua Ellams, Barber Shop Chronicles. Qu’est-ce qui vous a convaincu de monter ce texte ?
Lorsque j’ai mis en scène un casting entièrement féminin pour raconter le personnage extraordinaire qu’était Winnie Mandela, j’ai trouvé au plateau une très forte énergie que je trouvais belle. Après avoir donc travaillé avec uniquement un casting féminin, j’étais très curieux de voir ce que pourrait donner l’inverse. J’ai la curiosité de vouloir raconter principalement l’histoire d’hommes noirs. J’avais envie d’en savoir plus sur ces personnages, de plonger dans leurs psychologies, dans la psychologie de ce qu’on appelle « les hommes noirs ». Ensuite, il y a évidemment la qualité d’écriture Inua. Je me suis toujours promis, lorsque je mets en scène une pièce déjà écrite, de rester au plus proche de l’histoire et de la manière dont elle est racontée. Dès que je l’ai lue, j’ai pu immédiatement m’identifier à cette histoire. J’en étais proche en quelque sorte.
Vous mentionnez l’écriture ; allez-vous entamer une collaboration rapprochée avec Inua Ellams pour adapter sa pièce ?
Avec Inua, nous ne nous connaissons pas encore assez ; nous échangeons amicalement, nous partageons une info ou l’autre, mais l’idée est de transposer la pièce, de passer d’un contexte anglophone à un contexte francophone, et cette transposition ne pourra se faire sans son aide. Dans le texte original, la pièce prend place chez plusieurs barbiers : à Londres, mais aussi à Lagos, Accra, Johannesburg et d’autres villes du continent africain, et nous avons la volonté de la traduire dans le milieu francophone. Remplacer Londres par Bruxelles, et Lagos par Kinshasa, et ainsi de suite. Voir quelles sont les différences entre les communautés francophones et anglophones ; comment la langue modifie ces communautés, comment elle infuse ? Quelles sont les caractéristiques des unes et des autres ? Nous travaillons avec de nombreux dramaturges pour essayer de coller au plus près. Et d’un autre côté, lorsque nous avons fait les premières lectures avec des acteurs francophones (sans les adaptations), et nous avons tous remarqué qu’il y avait aussi beaucoup de similitudes : la manière de parler, le sens de l’humour, les relations avec les parents, etc. À côté de ce changement, il y a des petites adaptations. Par exemple, dans le texte, ils discutent de Mandela. Qui pourrait être Mandela dans un contexte francophone ? Est-ce que cela pourrait être Patrice Lumumba ? Doit-on forcément traduire ces petites choses ? Comment trouver l’équilibre dans ce qui doit changer et ce qui doit rester. Ces questions vont être abordées avec Inua.
En lisant la pièce, l’importance de la langue saute immédiatement aux yeux. Vous portez toujours une attention particulière au corps dans vos spectacles. Comment concilier ces deux éléments ? Quelles relations les unissent ?
Il y a quelque chose que j’aime beaucoup dans la pièce d’Inua, ce sont les transitions. Quand je la lis, j’ai vraiment retrouvé en filigrane, mais qui traverse toute la pièce, un certain rythme, une certaine mélodie – même si, oui, c’est une pièce où ils parlent beaucoup. On ressent immédiatement une cadence, qui est présente continuellement. J’ai donc l’impression que c’est aussi facile d’y intégrer ces questions ; la danse et les rythmes sont de toute manière en lien avec le langage, la danse peut se retrouver dans la langue, sans forcément passer par le corps. En réalité, Barber Shop Chronicles, c’est un peu comme de la slam poetry ; il y a une sorte pulsation régulière et rythmique qui accompagne – de début à la fin – la pièce. C’est avec ces éléments-là que je dois jouer pour amener une énergie particulière au plateau.
La musique prendra alors une part importante ?
Oui, évidemment. Même si cela va être plus difficile sur cette pièce en particulier, je rêve d’avoir de la musique live ; c’est toujours important pour moi d’avoir des musiciens sur scène. La musique nous permet d’apporter sur une scène une énergie radicalement différente. Ce n’est pas comme une cassette que l’on peut écouter en boucle, où le son sera toujours le même, la voix toujours identique ; la musique en live apporte de la théâtralité, cela peut changer d’un jour à l’autre, le rythme peut varier, l’intention peut être modifiée. La musique et la danse, ça traverse le corps, ça nous emmène sur d’autres niveaux. Cela ne se joue pas simplement au niveau cognitif ; justement si nous parlons du langage et du corps, la langue passe principalement par l’esprit, la musique par le corps. La musique est donc aussi une manière de lier ces deux composantes. Et puis, simplement, j’aime beaucoup imaginer la pièce comme une partition musicale. Je trouve ça beau. Quoi qu’il arrive, la musique est une part de mon identité. C’est une manière pour moi de communiquer. Elle provoque des émotions différentes, convoque la mémoire différemment.
Comme vous le mentionnez, cette pièce convoque uniquement un casting masculin. Pourtant vous voulez inclure une femme parmi tous ces hommes. Pourquoi cette volonté ?
Nous ne sommes pas encore sûrs de ce que nous allons faire, mais il est évident qu’introduire un intrus dans une communauté va changer l’énergie de la pièce. Sans que je puisse l’expliquer correctement, j’aime l’idée d’introduire une nouveauté et voir ce qui arrive ensuite. Cela déplace les points de vue. En fonction du contexte, en fonction des personnes, les paroles et les mots prennent parfois des implications très différentes. Voir comment un autre regard, un regard extérieur peut changer la signification des choses, c’est cela que je veux faire.
Dans Barber Shop Chronicles, les salons de barbier prennent un peu la fonction des bars en Europe, où les hommes viennent pour discuter.
Cela me fait penser à une anecdote qu’Inua m’a racontée. Dans les sociétés africaines, il y a très peu de lieux pour venir parler de ses problèmes personnels. Alors, il y avait tout un projet pour former les coiffeurs, leur donner des bases pour qu’ils puissent un peu conseiller et écouter les clients, parce que ce sont là les endroits où les hommes vont pour parler. Ils donnaient les premiers soins pour ainsi dire. C’est d’ailleurs le point de départ de sa pièce ; c’est après avoir entendu parler de ce projet qu’il a commencé à écrire Barber Shop Chronicles. Les bars ont cette même fonction ; on dit parfois que les serveurs sont les nouveaux psychologues (il rit). Quand nous avions notre café Jambo, il y avait toute une communauté de la diaspora africaine qui venait pour y échanger. C’est comme une maison, un lieu pour parler, un lieu de rencontres – et de frictions aussi ! –, donc je vois directement cette analogie avec les cafés.
La scénographie va-t-elle s’orienter alors vers un mix entre un café et un salon de barbier ?
J’aime beaucoup l’idée originale du salon ; j’ai toujours imaginé le plateau comme cela. J’ai l’impression qu’il ne faut pas trop mélanger ici. La pièce est assez claire, c’est un barbier. Je sais que je vais parfois dans tous les sens, en essayant d’associer des éléments disparates, mais je voudrais ici rester dans la tradition. Cela me laisse plus de place et de temps pour explorer tout le reste : les liens entre la danse et la langue ; les interactions, etc. Et puis, j’aime beaucoup l’idée que la pièce prenne place chez un barbier.
Nous parlons des lieux de rencontres, des cafés et des barbiers ; le théâtre pourrait-il aussi prendre cette fonction de lieu de rencontres ?
C’est en tout cas l’idéal que je poursuis. Mais le Théâtre comme institution doit faire une introspection pour cela. Je connais beaucoup de personnes noires qui ne considèrent pas le théâtre comme un lieu à eux, comme un barbier, comme un lieu sûr. C’est notre obligation. Nous devons faire en sorte que cela le devienne. C’est ce que j’essaie de faire, même si je sais combien cela est difficile. Pour être totalement honnête, même moi qui fréquente les théâtres, j’ai parfois l’impression d’être le Noir dans la salle. Ce n’est pas le « barber shop » où je peux aller raconter mes histoires. C’est pour cela que la pièce d’Inua est tellement importante, pour que les théâtres puissent le devenir. Quand on regarde ces salons à Bruxelles, je vois des personnes nord-africaines, des Noirs et des Blancs qui rentrent et se mettent à discuter ensemble. De là, des choses apparaissent, chacun apprend de l’autre, et une nouvelle société se forme. Alors, oui, si c’est le but théâtre, s’il-vous-plait, faisons en sorte que ça le devienne !
Que manque-t-il aux théâtres pour devenir ces lieux dont vous parlez ?
Dans la manière dont on accueille la diversité du monde, et pas simplement l’élite qui connaît le théâtre. Dans Barber Shop Chronicles, tout le monde est le bienvenu, tout le monde se sent à la maison. Des personnes différentes peuvent se dire : « Mais ! C’est ma pièce ! » C’est tellement important de faire du théâtre une maison pour tous. Accueillir. Dire : « Vous êtes l’un d’entre nous ». Répéter : « Venez parmi nous ! » Echangeons, échangeons ensemble. Mais pas de manière verticale, de haut en bas, échangeons à l’horizontale, sur un pied d’égalité. Ce n’est pas une sinécure, mais c’est essentiel de continuer dans ce sens. Et ce travail, ce n’est pas de programmer une pièce pour faire venir les Noirs. Je ne pense pas que cela puisse marcher aussi simplement. C’est quelque chose que nous devons construire, et le construire ensemble. Il faut raconter des histoires différentes. Nos histoires sont encore trop souvent homogènes ; même si les choses commencent à bouger, il faut continuer ! Le texte d’Inua permet d’ouvrir mieux les yeux, en quelque sorte. De se déplacer. D’apprendre l’histoire depuis de nouveaux points de vue. C’est pour ça que c’est si important. Ouvrir de nouveaux mondes, de nouvelles visions. Je sais que cela peut sonner comme un cliché, mais rappelons qu’une personne est avant tout une personne. C’est tellement évident, mais parfois il est bon de rappeler ces évidences.
Cette pièce – tellement bien écrite – je vais l’amener au plateau avec une grande fierté !