Avec Tomber du monde, Camille Panza et le collectif Ersatz nous embarquent vers un voyage en contrées lointaines, dans un spectacle d’aventure qui suit les traces de l’explorateur norvégien Fridtjof Nansen et son célèbre bateau – le Fram – sur la route du pôle Nord.
Pour en savoir plus sur cette terre émaillée de contes et légendes, d’histoires fantastiques et fabuleuses, nous nous sommes attablés pour dériver sur la banquise, à la recherche d’îles imaginaires et de trolls, de navires et de cormorans féériques, et ainsi mieux interroger notre rapport aux mythes, aux histoires, et l’onirisme qui enveloppe l’Arctique.
Avec Tomber du monde, tu cherches à faire entrer le pôle Nord dans une salle de théâtre, mais quel a été ton premier contact avec cette contrée géographique un peu particulière et inhospitalière ? Est-ce que les contes, les légendes et les histoires de marin ont joué un rôle important ?
Mon tout premier contact, c’est évidemment le livre de Fridtjof Nansen, Vers le pôle, dans lequel on retrouve beaucoup de dessins, de photos et de descriptions d’une banquise qui est en réalité très loin d’être idyllique ou d’une blancheur immaculée, mais plutôt pleine de porosités, de camaïeux de couleurs, également liée au son, aux craquements dont on ne sait déceler l’origine. Il y a quelque chose qui est de l’ordre du trouble, un trouble de l’espace et du temps. C’est notamment le cas avec les jours et les nuits polaires. J’avais la sensation que le jour polaire était beaucoup plus rassurant, mais en réalité ce n’est pas du tout le cas car la lumière brûle sans cesse les yeux. La nuit polaire a quelque chose de beaucoup plus rassurant, en fait.
Rien que cela, je trouvais ça intéressant, je voulais m’intéresser à cette imagerie, puisque je n’y suis finalement jamais allée, et je voulais explorer l’imaginaire de cet endroit pour ensuite le retranscrire sur un plateau de théâtre. Il y a une dimension fantastique, onirique, que l’on peut développer sur les planches. Très vite, après avoir lu ces carnets de bord, nous avons voulu nous pencher sur tout ce qui gravitait autour de cet imaginaire arctique, et c’est là que nous nous sommes plongés dans les contes. C’est quelque chose que j’aime beaucoup – m’inspirer des contes et des légendes –, par exemple pour Quelques rêves oubliés [un précédent spectacle de Camille joué au Théâtre de Liège dans le cadre du festival Émulation 2019], Oriza Hirata (écrivain japonais à l’origine du texte joué dans le spectacle) s’est inspiré d’un conte pour son histoire. Je me suis rendu compte qu’avec les contes, on pouvait se saisir de thématiques concrètes pour ensuite dériver vers une certaine abstraction. C’est pour cela que nous nous sommes assez vite orientés vers les contes et notamment ceux de Norvège, puis vers ceux des Îles Lofoten, cet archipel un peu particulier d’un point de vue météorologique…
Tu dis que tu n’es jamais allée au pôle Nord ; est-ce que les contes t’ont permis de t’imaginer plus clairement ce que pourrait être ce territoire ?
Oui, c’est vrai que tous ces récits ont été essentiels. Mais ce n’est pas simplement le pôle Nord, il y aussi toutes les histoires de marins, liées à la mer et à quelque chose de plus large, qui s’étendent sur tout le cercle arctique. Nous n’avons peut-être pas fait un mélange de ces récits, mais nous avons fantasmé un pôle Nord, bien plus large que le véritable pôle magnétique.
Et tous ces contes, avec les trolls notamment, très présents dans l’imaginaire scandinave, nous ont frappés. Nous sommes tout de même allés au nord de la Norvège et nous avons été marqués par cette nature, que l’on pouvait très fortement personnifier tant elle est accidentée, hostile, avec des formes étranges ; où l’on a réellement l’impression que des géants se sont assis là-bas, se sont cristallisés sur place… Puis on se pose la question : « Est-ce que ce sont les paysages qui créent les légendes ou les légendes qui nous donnent à voir toutes sortes de choses ? Est-ce qu’on calque nos imaginaires sur ces formes ? »
D’un coup, le vivant, le non-vivant, l’organique et le minéral se mêlent pour créer des formes étranges, oniriques, qui nous ont beaucoup intéressés. C’est avec tous ces récits-là que nous avons voulu travailler. Je pense notamment aux récits d’îles imaginaires, d’îles fantastiques qu’on cherche à atteindre, sans trop savoir comment, ni pourquoi d’ailleurs… Alors que finalement la destination n’est peut-être pas le plus important, c’est le voyage qui compte, bien plus que d’atteindre réellement ces îles… C’est comme cela que nous avons imaginé ces endroits, cette dimension arctique, un endroit où le fantasme prend une place importante : un pôle Nord moins documentaire qu’imaginaire.
Tu mentionnes des îles fantasmées, est-ce que tu veux parler de ces deux îles jumelles ?
Ah oui, Røst et Utrøst ! Les Cormorans de Utrøst, c’est une légende liée aux îles Lofoten. Utrøst et Røst sont deux îles, l’une est réelle, l’autre est fantasmée ; et l’on raconte que, par temps de brouillard, on peut justement déceler cette seconde île. Comme dans beaucoup de contes, et pas que scandinaves, le brouillard ajoute toujours une dimension de flou, de porosité entre deux mondes – tangible et intangible –, et permet de faire apparaitre de choses, comme cette île Utrøst. C’est un Pays de Cocagne, une sorte de paradis terrestre, fait d’herbe grasse, avec de grands buffets. C’est avant tout un endroit de désir, où on peut tout avoir, un endroit où les marins perdus finissent parfois par accoster, et peuvent se reposer avant de repartir. Car on peut quitter ces endroits : c’est notamment le cas dans le conte Les Cormorans d’Utrøst. Ce sont des oiseaux très présents, qu’on retrouve dans beaucoup de légendes parce qu’ils passent de l’air à l’eau, de l’eau à l’air, ils passent toujours d’un état à l’autre, un peu comme s’ils passaient également d’une dimension réelle à une dimension fantastique, fantasmée.
Nous avons été aussi touchés par la manière qu’ils ont d’émerger ou de plonger, de tomber du monde, en quelque sorte. Dans de nombreux contes Inuit, on retrouve d’ailleurs cette notion de profondeur, avec l’idée de s’enfoncer… Il y a beaucoup à dire sur l’enfoncement : on s’enfonce dans la mémoire, on s’enfonce dans le passé, mais en même temps on cherche, on gratte, on décèle, on trouve. Il y a un côté un peu archéologique à vouloir s’enfoncer. Et voir ces cormorans plonger dans l’eau est une image que nous trouvions belle… toujours dans l’idée que nous devons parfois nous enfoncer pour faire émerger quelque chose ailleurs.
On remarque également que les contes laissent souvent une place importante à l’altérité, à ce qui n’est pas humain ; avec ta volonté de faire un spectacle moins anthropocentriste, est-ce qu’ils t’ont permis de trouver une porte d’entrée ?
Il y a eu toute une réflexion au plateau, entre l’humain-comédien·ne et la scénographie, qui reprend tout ce qui n’est pas humain ; la manière dont se créait, entre eux, une symbiose, une friction ou un dialogue… comment, à un moment donné, la narration et le discours sont pris en charge par un élément non-organique. Ou comment peut se mettre en place une métamorphose corporelle.
Dans les histoires de trolls, il y avait toujours cette idée « à force d’être là », comme si une symbiose se mettait en place du fait de leur présence séculaire ; où les trolls deviennent des montagnes, où nous devenons un peu montagne ou un peu mer, où nous rentrons en connexion, en lien avec la nature. Et cette idée faisait un parfait parallèle avec le Fram – le bateau de Fridtjof Nansen – qui rentrait en symbiose avec la glace, qui devenait presque banquise, puisqu’il se laissait dériver entre les glaces. Toute l’idée du plateau était alors de faire en sorte que les êtres vivants et non vivants puissent interchanger leur fonction, se métamorphoser au fil du temps et au fil du voyage.
Les contes nous ont permis d’imaginer mieux cela ; de faire intervenir des oiseaux dans le récit, ou même un caillou… D’avoir quelque chose hors du temps… apporter une dimension « intemporelle » ; de ne pas marquer temporellement les choses surtout ! Oui, plutôt qu’être intemporel, nous avions la volonté de ne pas marquer temporellement les choses sur le plateau.
Cette idée d’explorer des nouvelles frontières plus poreuses, est-ce directement lié au pôle Nord ? À ce territoire sans frontières ? Ou voulais-tu déjà travailler sur ces questions avant même de t’intéresser au pôle Nord ?
C’est un peu de deux. Les projets que nous menons s’appuient toujours sur une forme de réalité étrange. Il y a toujours une petite dimension d’étrangeté dans le réel et nous essayons de basculer dans ce rapport au fantastique, dans une espèce de réalité onirique. C’est quelque chose qui nous a toujours intéressés et le pôle Nord s’y prêtait parfaitement. En fait, il n’est pas vraiment une terre, c’est plus un mouvement, un courant, et c’était intéressant d’essayer de marquer ce mouvement sur un plateau de théâtre.
La dimension onirique m’intéresse beaucoup parce qu’elle permet de se décaler, de prendre un peu de distance par rapport à ce qu’on a l’habitude de voir ou de vivre, d’avoir un autre point de vue, mais toujours pour raconter quelque chose qui se passe proche de chez nous. C’est ce que fait aussi le conte finalement : ce qui est intéressant ce n’est pas forcément de trouver une solution, mais de narrer une histoire avec des repères un peu différents de notre réalité pour se mettre à imaginer d’autres scénarios possibles. C’est en tout cas ce que j’aime à penser !
Dans les contes et la littérature maritime, les bateaux prennent une place essentielle, ils sont des mondes en soi, où l’on se laisse dériver, bercer presque. Est-ce que c’était essentiel également pour toi d’avoir un bateau sur scène ?
Très vite, en réalité, il a été essentiel de voir ce que nous faisions avec ce bateau sur scène. Déjà parce que nous racontons l’histoire de Nansen et du Fram, mais aussi parce qu’il est le moyen de locomotion pour se rendre au Nord, un moyen de locomotion qu’on prépare pour la dérive. Nous sommes d’ailleurs allés voir le bateau de Nansen, comment il a été construit, et surtout, comment il a été conçu à l’intérieur, la manière dont tout est pensé. Parce qu’on va vivre un certain temps, avec parfois un nombre très important de personnes dans cet espace, cet habitacle clos. Nous voulions nous intéresser à la manière dont fonctionne un équipage à l’intérieur d’un tel bâtiment, dont il peut devenir un endroit de réconfort… comme un refuge…
Comme un cocon ?
Oui, comme un cocon ! Comme un cocon en mouvement perpétuel. On devait réfléchir à cette question de l’immobilité dans la mobilité, puisque le bateau de Nansen était pris dans la glace. Ce n’est plus lui qui bouge, mais la banquise qui le fait avancer ! Comment peut-on faire ressentir cela ? Et c’est pourquoi très vite, nous avons eu cette envie d’avoir un « bateau » sur le plateau, d’avoir « notre » bateau. Dans les histoires de marins, dans les carnets de bord, ce qui marque, c’est cet intérieur « douillet », où l’on se retrouve pour manger, pour discuter ou pour simplement attendre.
Et c’est vrai qu’effectivement le bateau comme mouvement et source de réconfort en même temps, mais comme danger aussi, c’est quelque chose que nous voulions marquer visuellement sur le plateau, et qu’il existe en tant que tel, c’est-à-dire en tant que personnage.
Il agit un peu comme une synthèse ? En faisant le lien entre l’imaginaire et le réel ? L’extérieur et l’intérieur ?
Oui c’est ça ! Ce qui m’a énormément marqué, c’est la manière dont les marins doivent rythmer leur vie, leur routine… et encore aujourd’hui ! Il y a parfois beaucoup d’ennui, et il faut rythmer ses journées pour ne pas se perdre. Notamment avec les journées et les nuits polaires, on ne sait plus ce qui se passe, on n’est plus rythmés comme d’habitude, et c’est important d’essayer de déterminer une routine stricte, simplement pour ne pas devenir fou ! Donc oui le bateau est un endroit pour se perdre, mais aussi pour garder ses habitudes du terrestre, pour se rappeler, se souvenir… L’espace bateau est un peu le lieu entre le réel et l’imaginaire, entre le terrestre et l’eau.
Entretien réalisé par Simon Vandenbulke, janvier 2023