Avec votre précédent spectacle, Un Royaume, vous mélangiez écriture de plateau et dialogues préparés, au risque parfois, selon vos dires, d’arriver avec un projet trop construit. La méthodologie est-elle ici encore identique ?

C’est encore ici un mélange des deux approches, avec des parties déjà écrites, et des parties qui se construisent avec les acteurs au fil des répétitions. Comme je l’avais fait pour Un Royaume, j’ai la volonté d’établir une structure dramaturgique qui sert de guide, qui permet de construire l’architecture générale du spectacle.

J’essaye toujours d’arriver avec une trame classique, composée d’un début, d’un milieu et d’une fin, qui agira comme point de relais avec les acteurs, une architecture dramaturgique que l’on doit ensuite confronter au plateau. Il ne doit pourtant pas s’agir d’une trame trop complexe, mais plutôt d’une épure, d’une ligne claire et simple, qui se densifiera ensuite sur le plateau.

En réalité, comme je le faisais déjà sur Un Royaume, je m’interroge surtout sur la prise en charge, c’est-à-dire de comprendre comment tous les éléments de la machinerie théâtrale – chacun de leur côté – peuvent prendre en charge une partie de la narration.

Je m’intéresse de plus en plus, dans le théâtre, à la manière dont se crée un spectacle. De voir de quelle manière les différents éléments sur scène participent à la narration : qu’il s’agisse de la lumière, du son, de la scénographie, des costumes ou de l’image – car l’image prend une place importante dans Le Garage inventé, où une partie de l’histoire est prise en charge par le cinéma, et non par le théâtre. C’est cela qui m’intéresse, de voir comment d’autres éléments participent au récit. J’essaye toujours de différencier l’histoire du récit. L’histoire, c’est ce qui est raconté, tandis que le récit, c’est la manière dont on la raconte. C’est donc le récit qui m’attire, de voir comment nous pouvons encore raconter des histoires mille fois déjà racontées.

Dans Un Royaume et comme dans Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant, j’expérimentais déjà la question du récit, en cherchant d’autres vecteurs pour prendre en charge l’histoire. Avec Le Garage inventé, je cherche à pousser plus loin cette réflexion. Si nous prenons l’exemple de la lumière, je ne veux pas simplement qu’elle soit un outil pour mettre en valeur l’un ou l’autre moment de l’histoire, mais qu’elle devienne véritablement porteuse, vectrice de sens.

C’est-à-dire, faire de la lumière – et les autres éléments présents sur scène – non plus des supports, mais de véritables personnages ?

Oui, c’est tout à fait cela. Cette question a toujours été importante pour moi.

Si, par exemple, nous parlons de décor, étymologiquement, il sert simplement à « ornementer » ; moi, j’essaye d’aller plus loin, de le rendre actif dans la narration. C’est d’ailleurs pour cela qu’on parle de scénographie au théâtre, parce que l’espace devient tout à coup vecteur de sens, qui va lui-même faire bouger les lignes, et gagner en autonomie. Je veux véritablement essayer de comprendre comment les différents éléments peuvent intervenir dans la manière dont nous décidons de raconter l’histoire, de leur permettre de jouer un rôle à part entière dans ce récit, et ne pas être simplement asservis par la narration. J’essaye de toujours faire ressortir des vibrations sur le plateau que les choses soient vivantes, et le vivant ne se limite pas aux acteurs.

Je cherche à interroger l’histoire qui est en train de se construire devant nous. C’est pour cela que la question du temps est aussi importante, où il n’est plus forcément linéaire, immuable, mais dilaté, pour permettre de faire ap- paraitre des frictions entre les différents médiums, et nous faire ainsi comprendre que nous avons devant nous, une histoire qui se fabrique en même temps que nous la regardons.

Cela rejoint un peu le processus présent dans l’adaptation cinématographique du spectacle Un Royaume intitulée Lucie perd son cheval ? Dans ce film, nous avons parfois l’impression que vous nous racontez le tournage qui se déroule devant nous, comme si vous nous racontiez une histoire sur l’histoire, une méta- histoire pourrait-on dire, celle qui se construit devant nos yeux.

Oui, c’est exactement cela. Je ne crois pas être tellement intéressé par les histoires en elles-mêmes, mais plutôt par leur fabrication, par la manière dont nous les construisons. Cela me fascine énormément. C’est sans doute parce que les histoires, nous les connaissons déjà toutes en réalité. Ce sont toujours les mêmes. Ce que je trouve réellement beau, c’est plutôt la fabrication de l’histoire, quand nous arrivons à trouver un point de jonction entre l’histoire racontée et la monstration de cette même histoire, qui se fabrique devant nous. Je pense que cela n’enlève rien à la magie, bien au contraire ; avec le cinéma et le théâtre, on peut tout à fait être conscient que l’on nous raconte quelque chose, et pourtant y croire profondément. Lorsque ces deux choses sont combinées, je trouve cela fabuleux. Cela me rappelle une phrase de Jean-Luc Godard :

« Toutes les grandes fictions devraient être de grands documentaires, et tous les grands documentaires, de grandes fictions ».

Ce jeu entre le réel et la fiction, ces endroits de friction, où l’on peut voir la chose en train de se faire, d’apparaitre, c’est pour moi le plus intéressant. Dans l’une de mes inspirations pour Le Garage inventé, l’on retrouve Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) réalisé par Peter Greenaway, un film à vrai dire très théâtral, mais où tout est transparent, on perçoit l’artificialité, et cela n’empêche nullement que la magie opère.

Cette question des décors, de la scénographie est d’ailleurs très présente dans votre travail. Qu’il s’agisse d’Un Royaume ou de Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant, vous placez vos personnages dans endroits très « définis » : un théâtre endormi ou une grotte. Il s’agit toujours d’un lieu reconnaissable, très symbolique, comme c’est encore le cas avec ce garage un peu merveilleux pour Le Garage inventé. Est-ce que cela contribue à forger de nouveaux récits ?

C’est très important, pour moi, de créer un environnement fort, que cela soit effectivement une grotte ou un théâtre à l’abandon. Si je prends l’exemple de Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant, ce qui m’intéressait avec cette grotte, c’est la manière dont on la fabriquait sur le plateau. Finalement, ce n’est que du carton, mais quand la lumière – ou le son – intervient, elle permet de la faire exister plus intensément.

Ce dialogue entre immersion et artifice était déjà présent. J’aime cette tension entre la croyance dans l’histoire et la conscience que tout n’est qu’une fabrication. Pour que cela fonctionne bien, il vaut donc mieux avoir quelque chose de fort au niveau de l’artifice, pour que justement on puisse avoir un regard plus clair sur cette chose, pour que cette dualité soit visible et que l’élément artificiel soit plus puissant. De plus, cette grotte participait à l’histoire et au récit, elle aidait à la fabrication de la fiction, alors que nous savons tous qu’il s’agit d’une fausse grotte. Je trouve cette am- biguïté que nous portons aux décors, à la scénographie très belle. J’aime pouvoir croire entièrement en un décor et, la seconde d’après, en percevoir l’envers, me dire qu’il s’agit juste de panneaux de bois.

L’envers du décor est parfois beaucoup plus intéressant que le décor en lui-même.

C’est comme sur un plateau de cinéma, la technique mise à l’œuvre pour créer l’illusion est tout aussi merveilleuse et fascinante que l’illusion en elle-même. Montrer une chose, au théâtre ou au cinéma, n’empêche pas que l’on puisse y croire.

Est-ce pour cela que tu voulais créer un spectacle dans un garage ? Un endroit où l’on s’approche au plus près de la fabrication ? Certes, on ne parle pas d’histoires, mais de voitures, pourtant cela reste un lieu de création, comme le théâtre à l’abandon d’Un Royaume.

Oui, un endroit où l’on répare, où l’on fabrique, on l’on restaure. Alors que pourtant, je n’ai aucune fascination pour les voitures. Cependant, effectivement, ce qui est intéressant, c’est la manière dont les choses sont fabriquées. Je n’ai aucune notion de mécanique, mais j’aime ces endroits, comme cet atelier, où l’on invente des choses.

Dans Un Royaume, cette idée était déjà présente, puisque le spectacle parle de personnages qui essayent de reprendre un spectacle et les difficultés auxquelles ils font face. Nous sommes plus ou moins dans la même situation avec Le Garage inventé, où je veux continuer d’interroger le théâtre et son rapport à la temporalité. Je ne veux pas faire un théâtre avec des rebondissements extraordinaires, avec un suspense qu’il faudrait respecter à la lettre. Les enjeux se trouvent à d’autres endroits. Notamment dans la manière dont nous habitons le temps, qui est une question essen- tielle au théâtre, puisque forcément au théâtre, c’est toujours « ici et maintenant ».

Cette question du temps est très présente dans votre œuvre. Il y a parfois quelque chose qui se rapproche de l’atemporel, où le temps cesse soudainement d’exister. Cette idée était présente dans Lucie perd son cheval, où trois chevaleresses se promènent, flânent, à la recherche de leur cheval, sans jamais sembler être pressées par le temps ; comme s’il n’entrait plus en jeu.

La question du temps est toujours paradoxale. Il y a presque une dimension de l’ordre de la rêverie – qui est d’ailleurs très importante également dans Le Garage inventé –, où le rapport au temps devient flou, mais où l’on retrouve des inscriptions bien ancrées dans le temps. Il faut jongler avec ces deux éléments. J’essaye de les combiner ; à l’intérieur de ce temps qui semble un peu distendu, où il n’y a plus véritablement d’urgence, j’essaye tout de même de créer des instants de temps présent. De manière paradoxale, le fait que le temps soit distendu permet d’avoir une conscience du temps présent, elle est simplement différente. Débarrassé des ressorts classiques, des rebondissements, d’une temporalité toujours axée sur le futur, je peux mieux chercher des instants de présence pure, qui, en les addition- nant, renvoie paradoxalement le reflet d’un monde atemporel.

Comme dans l’œuvre de David Lynch ? Où le rapport au temps est totalement flouté ?

Alors ce qui est intéressant avec David Lynch, une fois de plus, se trouve dans la différence entre le récit et l’histoire. Je pense que David Lynch raconte des histoires assez simples, mais les récits qu’il en propose sont quant à eux très complexes. Il fonctionne par des moments d’intensité, plutôt que par une suite d’évènements qui font avancer la narration. Au cinéma, le montage permet de mieux jouer sur la rupture pour créer ce genre d’effet, tandis qu’au théâtre, cela doit se trouver autrement, par des effets de glissements par exemple. Le montage permet au cinéma de fonctionner par césure, au théâtre nous demeurons dans un rapport à la continuité. On y observe plutôt la manière dont les choses vont muter.

Plus simplement aussi, cela passe, comme nous l’avons déjà dit, par les éléments de la machinerie théâtrale qui peuvent prendre en charge des parties du spectacle. Si tout d’un coup, la lumière prend en charge une partie du récit, le spectateur va se concentrer sur cet élément-là, ensuite ce sera autour du son, et tout cela crée des effets de glissement, cela modifie le point de vue. Mais je pense que ce serait une erreur d’essayer de fonctionner ou de concurrencer l’idée du montage, et de l’appliquer au théâtre. Je ne pense pas que cela soit l’endroit où le théâtre soit particulièrement efficace. Je pense que cela se passe dans la manière dont les choses vont muter, plutôt que dans une rupture abrupte.

Le Garage inventé, c’est donc le garage de la narration ? L’endroit où l’on peut la triturer, la modifier, la restaurer ?

Le Garage inventé va plus loin qu’Un Royaume. Je veux y déstructurer la narration plus encore. Dans ce spectacle, nous fonctionnons plus par des effets de glissement, par des prises en charge du récit par un élément ou un autre. Il faut trouver une combinaison entre l’histoire qui est racontée et le fait de comprendre que cette même histoire se déporte sur certains endroits, sans que cela devienne problématique, voire ennuyant. Je ne veux pas que le spectateur pense simplement : « Ah, il nous propose une digression », juste parce que la lumière endosse le rôle principal, alors que nous aurions pu raconter l’histoire plus simplement. Je ne veux pas que l’on soit simplement devant une installation – même si je porte une attention particulière au côté formel.

Quoi que je dise, je reste finalement attaché aux histoires. Et plus encore à la tension qui peut exister entre l’histoire à raconter et d’autres éléments plus étranges, où le récit est pris en charge par une sensation. Si on prend pour exemple 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, il y a un moment particulier qui me touche beaucoup. Vers la fin du film le héros fait un voyage spatio-temporel, une scène qui fonctionne par champ, contrechamp. Le visage de l’acteur nous est présenté en gros plan, avec simplement en arrière-plan des lumières qui défilent. Et ce passage est en réalité assez long. Si on extrait ce bloc du film, on remarque qu’il s’agit en fait dans un film expérimental : il s’agit simplement d’un visage associé à des couleurs. Et la force de Kubrick, c’est qu’il arrive à amener le spectateur, presque à son insu, et surtout sans l’ennuyer, vers un film expérimental.

C’est un peu identique avec Lynch. Quand j’étais plus jeune, je n’avais aucun problème à regarder ses films, il me plaçait dans un endroit où je pouvais me raccrocher à l’histoire, et puis me perdre complètement. Je pouvais sortir de là, et me dire : « Je n’ai rien compris, mais j’ai adoré ». Je veux faire la même chose, placer le spectateur à cet endroit mais sans pour autant être élitiste.

L’idée de faire un art populaire ne me dérange pas du tout.

C’est d’ailleurs ce que propose David Lynch, puisqu’il joue sans cesse avec des codes issus de la culture populaire. Il travaille avec des codes de cinéma très classiques, des personnages archétypaux, mais toujours en les déformant pour nous amener vers des contrées étranges, où il se permet des contretemps, des digressions, des virages…

Je me répète, avec Le Garage inventé, mon ambition est de déstructurer la narration que je mets en place, pour créer une forme de complexité, mais sans jamais pour autant perdre le spectateur.

Entretien réalisé par Simon Vandenbulke, février 2023 – revu en juin 2024

Claude Schmitz

Claude Schmitz vit et travaille à Bruxelles. Il est diplômé de l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (IN- SAS) et est artiste associé au Théâtre de Liège et à la Comédie de Caen, CDN de Normandie.

Ses créations ont été présentées à plusieurs reprises au KunstenFESTIVALdesArts ainsi qu’au Théâtre Na- tional, au Palais des Beaux-Arts, aux Halles de Schaerbeek, au Théâtre la Balsamine, à la Filature de Mul- house, au Théâtre de Liège, au Salzburger Festspiele, à HumainTROPHumain, au Théâtre de l’Union, au Théâtre de l’Onde Centre d’Art, au CDN d’Orléans, au Théâtre Populaire Romand, au Théâtre de la Criée, etc. Son dernier spectacle Un Royaume (2020), a été créé au Théâtre de Liège. Mise à l’arrêt pendant la pandémie de l’automne 2020, la pièce a été l’objet d’une réinterprétation cinématographique, Lucie perd son cheval, unanimement saluée par la critique.

Claude Schmitz a réalisé plusieurs films dont Le Mali (en Afrique), Rien sauf l’été (Grand Prix Europe – Brive 2017), Braquer Poitiers (Prix Jean Vigo 2019, Prix Air France du Public – FID Marseille 2018, Prix Spécial du Jury – FIC Valdivia Chili, Prix Égalité et Diversité au Festival de Clermont Ferrand, Prix Ciné + au Festival de Brive 2019 et en sélection au IFF Rotterdam, au First Look Festival MOMI New York, au Champs-Élysées Film Festival etc.), Lucie perd son cheval (Grand Prix National au BRIFF) et L’Autre Laurens (Présenté à la Quinzaine des Cinéastes à Cannes).

Parallèlement, il enseigne à l’INSAS et officie comme acteur au théâtre.