Résolument tournée vers d’autres mondes, d’autres théâtres, la 6e édition du Forum IMPACT est aussi l’occasion unique de mettre en avant l’ingéniosité des créations belges francophones. Pour en apprendre plus sur ces spectacles inventifs et innovants, nous avons reçu Camille Panza et Léonard Cornevin de la Cie Ersatz (Hyperborée), Manon Faure et Florence Minder de la Cie Venedig-Meer (L’invisible n’est pas inexistant) ainsi qu’Éric Arnal-Burtschy (Je suis une montagne) le temps d’un entretien croisé, où nous avons pu échanger sur le théâtre d’aujourd’hui et de demain.
Quels sont les projets que vous présentez pour la 6e édition du Forum IMPACT ?
Camille Panza : Avec notre compagnie Ersatz, nous présentons une installation, Hyperborée. Plus qu’une installation, c’est même en réalité un petit spectacle technique ; un spectacle où notre protagoniste principal est une toile laser, qui évolue constamment pour proposer des paysages en perpétuelle métamorphose. Concrètement, nous avons construit un petit castelet, un plateau miniature dans lequel on retrouve une toile qui se transforme au fur et à mesure en mer, en glace, en banquise, en aurore boréale. Nous avions l’envie d’emmener le public vers la contemplation d’un paysage mouvant, vers d’autres états.
Florence Minder : Avec L’invisible n’est pas inexistant, nous restons dans une forme plus classique, avec une trame, une fiction, des interprètes. La spécificité technique et innovante de notre spectacle L’invisible n’est pas inexistant est qu’il est principalement éclairé grâce à la gravité. En collaboration avec des ingénieurs, nous avons construit des génératrices d’électricité à gravité. Elles viennent éclairer trois personnages en proie avec de grands thèmes de la vie… Rinus fait face à sa mort imminente, Moïra, sa fille de 7 ans, grandit dans un monde qui s’autodétruit et Eva se débat avec les normes de la société. La fiction déployée démontrera joyeusement que ces derniers se révéleront puissamment créatifs. Ils sauront créer ou laisser derrière eux de précieuses ressources pour le futur.
Éric Arnal-Burtschy : Comment cela fonctionne-t-il sur scène ? Le public est présent dans les gradins ?
Florence Minder : Nous sommes restés dans un dispositif frontal, dû notamment à des raisons de sécurité. Nous avons notre scénographie au centre, avec un espace, et tout autour nos quatre génératrices de gravité et les poids qui descendent au fur et à mesure de la représentation – le public pourra observer en continu les poids monter et descendre, il aura accès à la fabrication de l’énergie. C’est comme si nous avions un espace quantique qui entoure un espace intime et précaire.
Eric Arnal-Burtschy : Dans Je suis une montagne, je voulais travailler sur notre rapport à la nature, souvent mythifiée en Occident ; nous recherchons la connexion avec la nature, nous faisons des promenades en forêt, nous allons respirer l’air frais à la mer et pourtant, dès qu’il pleut nous sortons un parapluie, dès qu’il fait trop chaud nous mettons la climatisation, dès que nous avons un insecte chez nous, nous le sortons ou nous le tuons… Nous créons des mythes autour de la nature mais toujours très en contrôle, c’est une nature ordonnée par l’être humain et perçue selon le prisme de l’être humain.
Dans ce projet, j’aimerais inviter les gens à devenir physiquement une montagne, une forêt. Le plateau sera traversé par des lumières, des sons, de la chaleur, du vent, par de la pluie, des odeurs. Il y a l’idée d’éprouver un autre corps, avec une autre temporalité que la nôtre. A notre échelle, une montagne est immuable et statique. A l’échelle de notre planète, les montagnes grandissent et disparaissent, se déplacent de milliers de kilomètres, redeviennent poussière avant de redevenir montagne.
Nous disons que nous allons voir un spectacle, ici le spectateur sera invité à fermer les yeux : il y a l’idée de sentir et vivre un spectacle plutôt que de le voir.
En vous écoutant présenter de vos différents projets, il me semble qu’ils abordent tous, avec leurs singularités respectives, l’invisible – pour reprendre le titre du spectacle de Florence –, qu’ils tournent tous autour de la perception des choses…
E. A-B. : Oui, j’ai la volonté de créer d’autres états de perception. Je pense que c’est une manière d’inviter les gens à sentir ou à vivre différemment, à percevoir d’une autre manière le monde qui les entoure. Comme avec Camille et Léonard, il y a pour moi aussi une mise en contexte, c’est-à-dire l’envie de prendre en compte quelque chose de plus vaste que seulement l’objet présenté. J’ai l’impression que nous travaillons tous et toutes sur cette notion d’environnement, nous essayons de jouer sur des états de perception différents, de décaler le spectateur.
Léonard Cornevin : Avec Camille, nous travaillons beaucoup sur l’exploration au sens large. Nous allons toujours chercher des endroits inattendus, inhabituels ; nous essayons de mettre en avant des micro-évènements, des petites choses, qui, à force d’être observées, regardées, deviennent des objets artistiques. Comme Éric vient de le dire, de décaler, d’amener vers d’autres perceptions. Mettre l’accent sur quelque chose et aller jusqu’au bout. Avec notre toile en mouvement, à force de la regarder, on rentre dans un état de médiation, nous jouons sur son pouvoir évocateur.
En fait, c’est n’est plus forcément l’humain qui a l’enjeu, c’est plus la matière. Je m’avance peut-être un peu, mais avec Florence et son principe de gravité, qui amène la lumière, qui crée de la vie… Il y a un décalage, où tout n’est pas amené avec l’humain, apporté par l’humain…
F. M. : J’ai l’impression que la question de la perception se joue aussi au niveau de l’action ; la perception n’est pas quelque chose qui nous arrive, mais que nous produisons. La gravité, par exemple, que nous utilisons pour produire de l’électricité, est par essence invisible, mais nous y sommes toutes et tous soumis. Elle est présente à chaque instant de nos vies, sans être palpable. Oui, si je suis danseur, la gravité, je vais peut-être la ressentir plus souvent, mais au quotidien, nous avons peu de rapport avec cette loi fondamentale qui façonne notre monde. J’avais envie de visibiliser cette chose.
Et puis, oui, il y a la question de l’invisible, mais il y a également la question du sensible, c’est-à-dire trouver d’autres chemins afin que ce sensible puisse s’exprimer. Léonard parlait de méditation avec Hyperborée, c’est l’idée d’être dans la recherche de perceptions alternatives. Pour L’invisible n’est pas inexistant, nous voulons aussi visibiliser la situation sociale des personnes sur scène, puisque nous racontons la vie de deux personnes qui élèvent et habitent avec un enfant, sans pour autant former un couple – au sens où nous l’entendons aujourd’hui.
Autrement dit, nous essayons de mettre en avant des ressources invisibles. Nous essayons de mettre en scène une amitié différente et voir comment elle peut être une ressource, une force. Comment nos relations peuvent devenir des ressources ? Les ressources ce ne sont pas que des ressources énergétiques comme le soleil, le vent, ou la gravité, elles sont également présentes dans nos rapports humains. Comment peut-on devenir des ressources les uns pour les autres ? Entre adultes, pour un enfant qui n’est pas le nôtre. Ce sont des relations qui existent aujourd’hui et qui sont invisibilisées, voire indicibles. Nous n’avons pas les mots pour les caractériser.
J’ai l’impression que lorsqu’Éric parle de notre rapport à la nature, nous sommes dans le même ordre d’idées… On parle constamment d’écologie et pourtant, nous avons peu de mots et peu d’expériences qui peuvent nous amener à raconter et rencontrer cette nature dans un cadre différent, que celui – finalement relativement limité – d’aujourd’hui. L’important, c’est de mettre en avant d’autres filtres de perception…
Vos créations intègrent toutes des éléments nouveaux, sortent des sentiers battus du théâtre « classique » ; quels ont été les bénéfices à travailler dans le cadre du Forum IMPACT qui s’intéresse aussi à l’innovation formelle ?
F. M. : Pour nous, l’apport a été considérable. Nous avons eu accès à des réseaux européens, nous avons bénéficié d’un accompagnement durant toute la période de création. Une confiance s’est installée très rapidement, une confiance qui nous a permis de favoriser les échanges et les rencontres autour d’un projet complexe – que nous pensions au départ beaucoup plus simple.
Tout le monde s’est dit très intéressé par les perceptions alternatives dont nous discutions, qu’elles soient écologiques ou autre, mais une fois dans le concret, quand on veut mettre en scène, quand on veut développer, faire de la recherche, ça prend beaucoup de temps, ça demande beaucoup d’argent, ça demande des ressources, de la confiance… Finalement, très peu de théâtres s’engagent là-dedans, tellement il y a d’inconnues.
Avec IMPACT, nous avons trouvé une confiance, nous partagions une joie de chercher, ce qui est extrêmement rare.
Manon Faure : Oui, dès le départ nous avons pu réfléchir aux besoins du projet. De quelles personnes avions-nous besoin ? De quel type de cerveau et à quel moment ? Nous avons pu réfléchir en dehors des modes de production habituels, et rencontrer des personnes clefs que nous n’aurions sans doute pas rencontrées dans un schéma de production plus ordinaire. Notre métier reste la création de spectacles, et nous n’avons pas les compétences pour construire des génératrices à gravité ; grâce à IMPACT nous avons pu mutualiser des compétences.
C. P. : Comme le disent Florence et Manon, nous aussi nous venons de l’art vivant, mais nous développons des projets qui sont souvent hybrides. Avec Hyperborée, il ne s’agit plus d’une simple installation, mais d’un réel petit spectacle, et grâce à la plateforme IMPACT, nous avons pu trouver les partenaires idéals, c’était une mise en réseau importante pour nous.
L. C. : Sur la confiance, je rejoins Florence. La confiance en une forme singulière, étrange, qui se balade entre plusieurs médiums. Nous créons des dispositifs techniques parfois assez lourds, et sans une confiance présente dès le début, c’est presque impossible d’aller au bout du processus. En réalité, nous ne savons pas exactement ce que cela va donner une fois le projet terminé. Il y a quelque chose de l’ordre de la surprise, on se laisse surprendre. Sans cette liberté présente avec IMPACT, sans cette liberté sur la forme, nous n’aurions peut-être pas pu présenter Hyperborée.
E. A-B. : Pour moi il y a une dimension d’accompagnement mutuel avec les partenaires et les institutions. J’ai pensé Je suis une montagne comme un spectacle qui est pour moi lié à l’écriture du mouvement : même si les corps sont ceux de la lumière, de la pluie, du vent ou des odeurs, ce sont des corps en déplacement dans l’espace avec une dramaturgie claire qui sort du cadre de l’installation. Cependant, le fait que ces interprètes ne soient pas ‘vivants’ au sens classique du terme (ce ne sont pas des humains) fait qu’il n’est pas forcément évident de voir dans quelle case le programmer : est-ce du théâtre ? De la danse ? De la performance ? Une installation ? Cette forme inhabituelle fait qu’il y a encore peu de points de comparaison dans les processus de création et que certaines institutions peuvent être un peu désemparées sur la manière d’accompagner un projet de ce type.
Par exemple, pour un projet théâtral plus classique, la scénographie et la lumière sont souvent ajoutés à la fin. Dans Je suis une montagne, la scénographie et la technique sont en quelque sorte les corps des interprètes. Même si le dispositif peut être conséquent, une fois que nous avons réglé toutes les difficultés, construits et assemblés sur un plateau, d’un point de vue artistique nous n’avons encore rien créé. Une fois que nous avons cela, j’ai des interprètes disponibles pour travailler avec moi mais nous n’avons encore rien expérimenté ou vécu ensemble. Une fois que nous avons cela, nous pouvons commencer à préciser le mouvement, les dynamiques, la dramaturgie, la poésie du projet. Ce qui est en jeu est fondamentalement la même chose mais ce sont des planifications différentes et des ressources différentes. Avec IMPACT, ces enjeux-là ont été très vite compris : nous avons pu construire cette scénographie très vite dans les ateliers du Théâtre de Liège afin de pouvoir commencer à créer.
Ensuite, il y a un deuxième point mais qui rejoint le premier, c’est le rapport à la technique. Le risque majeur pour moi avec une production de ce type, et je pense que c’est aussi le cas pour vos projets, c’est de se faire manger par la technique. Parce qu’il y a certains projets en arts et sciences où il y a une excellente démonstration technique et technologie, mais où la dimension artistique n’a pas pu être assez approfondie car la première partie a consommé l’essentiel du temps et des ressources. Ce que les équipes du Théâtre de Liège, elles, ont très bien compris, et j’ai pu bénéficier de cet accompagnement précieux.
Vous parliez de la technique, de la technologie, de votre peur qu’elles prennent trop de place ; comment intégrez-vous cette nouvelle composante du théâtre contemporain à votre travail ?
F.M. : Ça fait du bien d’entendre Éric aborder le risque de se faire manger par la technique (Elle rit), parce que pour nous, ça a été un enjeu pendant plus d’un an et demi. Nous avons essayé de mettre en place un plan de production qui comprenait de l’écriture, de la technique, du jeu… Et parfois, nous finissions par faire uniquement de la technique…
Quand Eric, tu parles de logique de production, par exemple, c’est pour nous important de savoir ce qui va advenir en termes d’héritage ; comment cette création peut nous faire évoluer ? Comment mettre en place une production intersectorielle ? Ce serait intéressant de le partager avec des compagnies qui voudraient se lancer là-dedans…
E. A-B. : En résumé, c’est chaud, c’est très, très chaud (Il rit).
Mais justement, quel est l’impact des nouvelles technologies sur un vieil art comme le théâtre ? Comment l’imaginez-vous évoluer à court ou moyen terme ?
F. M. : Alors, nous, en réalité, – et c’est ce qui intéressant, je pense – nous ne sommes pas vraiment dans les nouvelles technologies. Nous utilisons une très ancienne forme qui est la gravité. C’est amusant parce que nous sommes allés à Dortmund, dans une académie de théâtre, qui avait un tout nouvel espace dédié à la 3D, etc. Et nous, nous sommes arrivés avec notre vieux système dynamo…
Tout ça pour dire que les arts vivants, et je l’ai remarqué durant ces deux années de recherche, ont des compétences pour répondre aux questions du futur. Nous avons des connaissances, sur la création d’histoire, sur l’imaginaire – et nous savons que les futures batailles se joueront également sur le terrain de l’imaginaire –, mais nous avons aussi des compétences dans nos ateliers, nous savons monter des équipes, collaborer, tenir des délais.
Parce que les nouvelles technologies sont liées aussi à l’écologie et à la durabilité. Par exemple, l’an dernier, alors que j’enseignais à l’École Nationale Supérieur des Arts et Technique du Théâtre (ENSATT) de Lyon, j’ai lu le mémoire d’une étudiante sur les machineries au théâtre. Elle y racontait comment on pouvait aller rechercher dans le monde des machineries des anciennes techniques à réutiliser aujourd’hui, notamment avec l’enjeu climatique. Je trouve ça hyper intéressant.
Le théâtre a toujours su créer des choses avec peu ; sans doute parce que nous restons tout de même un milieu assez précaire. Donc pour moi, la question n’est pas seulement de s’intéresser aux nouvelles technologies, mais plutôt d’interroger d’anciens savoirs, qui sont à portée de main, et qui peuvent nous emmener autre part. Je connais un peu le monde virtuel pour avoir créé un spectacle avec une application en 2013 – donc au tout début –, mais ce n’est pas mon endroit de recherche. J’ai beaucoup plus apprécié travailler la gravité, précisément parce que nous faisions marcher quelque chose de façon mécanique et non ultra-technologique. Et cette manière de fonctionner, elle nous a poussés à réfléchir à beaucoup d’autres choses ; puisque les consoles n’étaient pas adéquates, les lampes non plus, nous avons du tout repenser. Le spectacle a généré sans cesse de la créativité, de l’ingéniosité. Nous avons développé des nouvelles compétences… Et ça, pour moi, ce sont les véritables enjeux du futur. Plus que la question des nouvelles technologies, c’est la question des savoir-faire.
L. C. : Je rejoins complètement Florence ; nous sommes également plutôt dans une recherche qui tourne autour d’anciennes technologies, mais nous essayons de les agencer différemment, de les penser différemment, d’imaginer de nouveaux usages. Nous travaillons avec des technologies existantes, mais qui nous permettent, si on les pousse plus loin, de créer de nouvelles choses, d’engendrer des nouvelles machines que nous n’aurions pas imaginées.
Nous sommes, comme Florence, dans une recherche au long terme. C’est-à-dire que de spectacle en spectacle, nous continuons d’apprendre. C’est d’ailleurs pour ça que nous avons fondé notre compagnie Ersatz, pour continuer à apprendre, en équipe, avec un côté artisanal qui nous tient à cœur. Se pencher vers d’anciennes technologies, c’est aussi ouvrir des imaginaires, nos imaginaires, en tant qu’artistes, pour réfléchir à d’autres manières de faire, plus poétiques, un peu magiques.
C. P. : Effectivement, les arts numériques sont souvent ancrés dans les nouvelles technologies, mais comme le dit Léonard, avec notre compagnie, nous sommes plus dans l’apprentissage que dans le technologique pur. Ce qui nous intéresse, c’est le rapport entre le vivant et le non vivant ; avec Hyperborée c’est de voir comment un moteur qui fait bouger une toile va ressembler à quelque chose d’organique.
E. A-B. : Je me sens proche de ce que vous avez dit. Pour moi, la finalité c’est le spectacle. Dans ce cadre-là, la technologie n’est qu’un outil pour le spectacle. Dans mes projets, nous développons souvent de nouveaux outils technologiques, mais toujours au service de la finalité qu’est la création d’une œuvre poétique et artistique.
La question de l’organicité que Camille mentionnait me parle beaucoup. Comme je viens de la danse, j’ai toujours eu une écriture du mouvement, et j’ai l’habitude de travailler avec le vivant. Ici, comme j’ai dû composer beaucoup avec du son, de la lumière, j’avais besoin de retrouver cette organicité dans l’écriture. Alors quand on crée un spectacle comme Je suis une montagne, c’est possible, avec les outils actuels, de créer des lignes de codes et des lignes de codes pour allumer tel projecteur à tel moment avec telle intensité, et ainsi de suite. Outre le fait que c’est un véritable enfer pour entrer autant d’informations dans la machine, je voulais plutôt pouvoir déplacer la lumière comme un corps sur un plateau, même chose pour le son. Alors, on a créé des programmes qui nous permettent de faire ça. Et c’est assez jouissif de pouvoir jouer avec nos mains sur nos tablettes pour déplacer des masses sonores ou lumineuses…
Mais la finalité, c’est quand même de retrouver une forme de vivant. Alors, oui, il y a une recherche technologique, mais c’est plutôt comment on peut apprendre à utiliser des outils (informatiques ou physiques) qui existent déjà de manières différentes.
Comment l’écriture se construit-elle avec de tels outils techniques, technologiques ?
E. A-B. : Elle est plus contraignante. Si je déplace une lumière, c’est avec tel type d’intensité, tel type de couleur, de telle manière, etc. Comme je le ferais avec un interprète, en fait. Mais cela nous amène donc à devoir acheter notre propre matériel, puisque quand nous nous déplaçons d’un théâtre à un autre, nous n’avons pas le même rendu si nous n’utilisons pas les mêmes outils. Je ne dis pas qu’on se déplace avec un théâtre entier, mais… finalement… nous tendons vers ça. Nous créons notre écosystème.
C’est un peu comme si tu préparais un spectacle avec tes acteurs : tu crées avec eux, tu répètes avec eux, puis tu arrives dans un théâtre différent, et là, on te donne de nouveaux acteurs ; c’est clair que ton spectacle ne sera plus du tout le même. Nous, nos outils, ce sont nos acteurs, nous en avons toujours besoin.
Cela implique-t-il un coût différent ? Comme le disait Florence, le domaine des arts vivants est souvent un milieu précaire…
E. A-B. : Oui, il y a un aspect économique, mais il nous pousse aussi à réfléchir autrement. Pour le spectacle, nous avons 24 sources audios, nous avons donc besoin d’une console avec 24 sorties audios. Ce que presque aucun théâtre n’a. Quand nous avons regardé pour acheter une console – très prosaïque –, on s’est rendu compte que cela coûtait plus de 50 000 euros la pièce, ou 3000 euros la journée de location. Donc, pour nous, c’était simplement impossible, mais ça nous a forcé à trouver à d’autres solutions beaucoup moins chères, ce que nous avons réussi à faire, avec une solution qui nous coûte aujourd’hui plus ou moins 3500 euros.
D’ailleurs, ce qui est assez fascinant, c’est que quand nous arrivons dans certains théâtres, des directeurs techniques nous observent et remarquent qu’ils pourraient faire certaines choses pour des coûts vraiment moindres. Cela crée alors un échange de savoir-faire : cela ne veut pas dire que tout peut être remplacé, mais il y a une diffusion de manières de fonctionner, de savoir-faire, qui peuvent intéresser les théâtres tout comme ils sont sources de solutions pour de nombreux enjeux que nous rencontrons.
F. M. : Je trouve ça très intéressant de nommer ce que fait Éric ; c’est-à-dire qu’à partir du moment où tu changes les paradigmes de base, que tu n’utilises pas le circuit habituel, tu changes les habitudes. Et cela crée de nouvelles énergies au plateau, cela vient bouger les lignes et remettre en question nos manières de faire. Et quand Éric parle d’écosystème, nous aussi avons aussi recréé tout un circuit avec notre propre console analogique, nos propres génératrices, nos propres projecteurs.
L’important maintenant, c’est de savoir jusqu’où cela peut aller. À quel point l’institution est poreuse à ces questions ? C’est avant tout une question de partage, et ça donne envie d’aller plus loin, de créer un pôle de partage d’expériences dans lequel les artistes pourraient vraiment donner à voir l’expérimentation qui a été faite à tel ou tel endroit. De trouver ensemble d’autres solutions. Quand j’entends Éric dire qu’il a trouvé des solutions parfois 20 fois moins onéreuses… Oui, il existe d’autres solutions, oui nous avons des compétences dans nos métiers pour chercher et trouver ces solutions… Je pense qu’il y aurait un échange intéressant à faire non pas du haut vers le bas, mais du bas vers le haut, c’est-à-dire de partir des expériences des artistes pour remonter vers l’institution et son fonctionnement général.
Entretien réalisé par Simon Vandenbulke, septembre 2024.