Ce spectacle est soutenu par le projet STAGES, financé par le programme Creative Europe de la Commission européenne, visant à accompagner la transition écologique dans le spectacle vivant.
UTOPIA – Imagining the future of Sustainable Theatre Practices
Pour son spectacle L’invisible n’est pas inexistant, la compagnie belge Venedig Meer a imaginé un éclairage reposant sur la gravité plutôt que sur un raccordement au système électrique. Dès 2022, artistes, techniciens et ingénieurs ont collaboré pour concevoir quatre génératrices à gravité, inaugurées lors de la première du spectacle le 19 septembre 2024.
Dans cette interview, Emmanuelle Lejeune du Théâtre de Liège discute avec les codirigeants de Venedig Meer – Florence Minder, Julien Jaillot et Manon Faure – de leur démarche innovante.
Emmanuelle Lejeune : D’où est venue cette idée d’utiliser la force gravitationnelle pour éclairer votre spectacle ?
Julien Jaillot : Tout est parti d’une petite lampe à gravité, appelée Gravity Light de l’entreprise Deciwatt. Il s’agit d’un dispositif où l’on met un sac de 12 kg de poids, qu’on remonte à un mètre cinquante, et qui permet de produire vingt minutes de lumière. Nous avons été mis en contact avec des ingénieurs, d’abord chez Safran[1], pour imaginer comment adapter ce petit appareil à la dimension du théâtre. Cela nous a semblé simple au départ, mais ça ne l’était pas du tout ! Nous avons vite compris que nous n’aurions que très peu de lumière, ce qui nous a orientés vers une esthétique que nous avons rapidement qualifiée « d’étincelle ». C’était passionnant parce que cela a transformé notre manière de travailler. On ne pouvait plus « allumer » une scène simplement en appuyant sur un bouton, tout prenait du temps : il fallait remonter les poids, attendre la descente… Cela a aussi beaucoup influencé Florence dans l’écriture des scènes : parfois, il fallait enlever deux répliques pour correspondre à la durée de lumière disponible. Ce système nous a poussés à inventer un nouveau mode de régie, à réfléchir en permanence à la manière dont nous utilisions nos ressources lumineuses. Nous avons dû créer nos propres projecteurs, travailler avec des puissances lumineuses très faibles, et ajuster constamment les filtres, car chaque watt était précieux.
EL : Avez-vous mesuré votre consommation énergétique sur ce spectacle par rapport à vos précédents ?
JJ : Nous n’avons pas encore calculé les chiffres exacts, mais la différence est radicale. Sur le précédent spectacle, il y a quatre ans, nous utilisions encore principalement des lampes à incandescence, qui consomment énormément. Depuis, le parc des théâtres s’est modernisé avec l’usage de LED, mais pour ce spectacle-ci, environ deux tiers de la lumière proviennent de nos machines à gravité, qui produisent entre 15 et 40 watts. Pour donner une idée, un projecteur traditionnel en incandescence consomme entre 650 et 5000 watts, donc l’écart est immense.
EL : Comment s’est déroulé la rencontre entre deux mondes, artistes/scientifiques, qui ne se croisent que rarement ? Qu’avez-vous appris de ce travail commun ?
Florence Minder : Ca n’a pas toujours été évident de travailler avec les ingénieurs. Ils voulaient souvent savoir ce que nous allions faire avec leur système, et cela a pu créer de la frustration de part et d’autre. Nous n’avions pas forcément les réponses, car l’écriture du spectacle évoluait en parallèle avec le développement des machines. Ce processus simultané, où les deux choses avancent sans être complètement alignées, est compliqué. Par moments, la technique nous écrasait, et nous avions besoin de nous concentrer uniquement sur le jeu. Nous avons consacré énormément de résidences uniquement à la technique. Mais cette dynamique, entre la technique et la création, était intéressante à analyser. Les ingénieurs, dont Baptiste Herregods et Laurent Staudt, ont vraiment apprécié la fiction que nous avons finalement créée, même s’ils ne la comprenaient pas toujours dans les étapes intermédiaires.
Manon Faure : Ce projet nous a déplacés dans tous les sens du terme : au niveau des compétences, de la manière d’écrire, de jouer, de produire. Si un tel projet ne te pousse pas à remettre en question tes pratiques, alors c’est du greenwashing. Là, nous avons littéralement inventé un nouveau métier : la régie à la gravité.
EL : Vous m’aviez prévenu que ce n’était pas un spectacle portant sur l’écologie, pourtant votre spectacle est truffé de termes issus du champ lexical de l’écologie « permacultures », « éoliennes », on y dénonce la pollution de l’avion…
MF : Les spectacles sont souvent influencés par ce en quoi nous croyons, individuellement et collectivement. Donc, forcément, l’écologie s’y retrouve, même si nous avons rapidement décidé de ne pas orienter la communication autour de cet aspect. Nous avons constaté qu’il nous était impossible de réaliser un spectacle « zéro carbone » avec les ressources dont nous disposions, en termes de budget et de temps. Même si nous avons pris beaucoup de temps pour créer ce spectacle, il en aurait fallu encore plus pour que sa conception soit véritablement écologique. Prenons l’exemple des projecteurs : construire des lampes fonctionnant grâce à des générateurs à gravité demande énormément de matériel technique et électronique. Si nous avions voulu nous fournir exclusivement chez des fournisseurs locaux, avec des matériaux respectueux de l’environnement, nous aurions eu besoin d’un ou deux ans supplémentaires, et de plusieurs dizaines de milliers d’euros de plus. Nous sommes conscients de nos limites, mais nous essayons d’anticiper et de travailler dessus. C’est pour cela que, dès le départ, nous avons dit que ce ne serait pas un spectacle écologique au sens littéral du terme, même si la pensée de la préservation du vivant est présente dans tout notre travail.
FM : Nous avons voulu éviter de créer un spectacle qui serait uniquement étiqueté « écologique ». Cela aurait pu occulter d’autres aspects artistiques ou de fiction qui nous semblaient essentiels. Cela peut nous coûter parfois, car les modes de communication actuels veulent identifier fortement les sujets des spectacles. Or, nous essayons de parler de complexité, de nuances, de différentes couches qui se superposent. Nous ne proposons pas de solution héroïque unique. Nous savons bien que la gravité ne sera pas l’énergie unique du futur dans le monde des arts vivants, mais nous sommes là pour ouvrir des possibilités, pour poser un regard neuf.
EL : On oppose souvent liberté artistique et production écoresponsable, quel est votre bilan après ce projet ?
FM : Je pense que la contrainte peut être positive, nous l’avons vu dans ce spectacle, mais il faut l’adapter à la réalité de chaque compagnie. On ne peut pas imposer les mêmes exigences à une compagnie émergente qu’à une compagnie bien établie avec un budget conséquent. Il faut éviter de créer des normes rigides qui ne font qu’uniformiser les pratiques, comme les normes ISO dans l’industrie, qui finissent par nuire à la diversité.
JJ : Dans notre cas, le projet gravité est un exemple de comment la contrainte écologique peut devenir une opportunité créative, mais cela ne veut pas dire que c’est un modèle à reproduire partout. Ce qui est important, c’est de laisser la place à des solutions variées, qui répondent à des contextes différents. Certaines compagnies voudront peut-être se concentrer sur la réduction de leurs déplacements, d’autres sur la conception des décors, d’autres encore sur la gestion des ressources humaines et la manière dont elles travaillent avec leurs équipes. Ce qu’il faut éviter, c’est de créer des obligations qui nient ces différences et finissent par restreindre les artistes dans leurs choix. La résilience des territoires nécessite qu’on s’intéresse à la singularité de ces territoires.
MF : La transition écologique dans le secteur culturel doit se faire de manière collective. Les institutions, les financeurs, les programmateurs doivent également être impliqués dans cette transition. Si une compagnie choisit de réduire ses déplacements en ne tournant que localement, les programmateurs doivent être prêts à accueillir des artistes proches géographiquement, même si cela signifie moins de diversité dans leur programmation.
FM : Ce que je trouve intéressant dans cette discussion, c’est que nous sommes arrivés à une forme de conclusion où la transition écologique est non seulement une question de technologie ou de réduction des impacts, mais aussi de relations humaines. C’est la manière dont nous collaborons, dont nous nous organisons collectivement, qui va déterminer la réussite de cette transition. Ce projet nous a appris que la technique seule ne suffit pas. Ce n’est pas parce que nous avons développé des machines à gravité que nous avons résolu tous les problèmes. Cela a demandé un travail de coopération intense entre artistes, ingénieurs, techniciens, régisseurs, et c’est cette coopération qui a fait la force du projet. La transition écologique demande une transformation des pratiques, mais aussi des mentalités et des modes de fonctionnement.
Nous avons aussi découvert que nous étions capables de réinventer notre manière de travailler, ce qui est très encourageant pour l’avenir. Cela nous donne confiance dans notre capacité à innover et à trouver des solutions.
[1] Safran est un grand groupe industriel et technologique français, présent au niveau international dans les domaines de l’aéronautique, de l’espace et de la défense.