Dans le cadre du nouveau spectacle de Dominique Roodthooft (Cocon !, la trilogie smatch, Patua Nou), nous avons reçu la metteuse en scène et directrice de la maison de création pour les arts vivants le CORRIDOR, pour aborder des sujets variés comme l’importance de la confiance, le rôle des croyances dans nos sociétés modernes, le place du théâtre, autant de sujets abordés dans L’Arbre à clous, et ainsi prendre le pouls d’une création atypique et ludique.
Quelle a été l’origine d’un projet si particulier comme L’Arbre à clous ?
L’origine du projet en fait vient d’un simple constat : les gens, en Occident du moins, n’ont plus confiance en rien. Ils se sont placés dans une posture, qui est provient d’un ressentiment. À sa sortie, j’ai lu Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, de Cynthia Fleury, qui m’a énormément passionné, parce qu’elle prend en charge autant l’aspect de l’intimité profonde de l’humain que sa dimension politique. Dans son ouvrage, on voit comment le ressentiment, quand il s’empare d’une population, d’un peuple, peut déboucher sur la dictature, sur des figures comme Hitler. Le ressentiment peut conduire à des politiques très néfastes. On le voit bien aujourd’hui.
Avec L’Arbre à clous, je veux parler de ce ressentiment qu’on vit aujourd’hui. Je veux me placer à la fois au niveau de l’intime, avec la question politique qui en découle, mais aussi au niveau pédagogique. Comme je l’ai fait avec la trilogie smatch ; finalement mon truc, c’est le gai savoir. Je cherche toujours à amener de la poésie, du jeu et de l’humour à l’intérieur de sujets graves. Je cherche à placer le spectateur à un endroit particulier où il peut continuer à réfléchir, à penser par lui-même, à construire sa pensée. En sortant de L’Arbre à clous, j’espère que les spectateurs auront quelque chose en plus ; j’espère que le spectacle va aider à réactiver leur puissance d’agir, à retrouver leur vitalité.
Le ressentiment, en fait, nous amène à un endroit où nous allons toujours trouver un responsable à tous nos maux. Alors ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas un contexte généralisé (politique, économique, etc.) qui fait que, effectivement, nous avons des raisons d’avoir du ressentiment, et d’en vouloir aux systèmes qui écrasent… Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut s’y enfoncer. Alors, j’essaye de mettre le public à un endroit où il peut réfléchir sur les causes et les conséquences du ressentiment, de lui montrer des points de vue, de « l’armer » pour lui permettre ensuite de mieux résister.
Pourquoi avoir choisi la figure de l’arbre à clous pour combattre ce ressentiment qui nous anime ?
Il y a d’abord un critère géographique ; je pars souvent de ce qui m’est proche, et nous avons un arbre à clous ici à Liège, qui est absolument magnifique. Ensuite, un arbre à clous, c’est justement un arbre qui peut accueillir nos souffrances, nos doléances, nos ressentiments, nos vœux. C’est d’une force poétique incroyable, ce châtaignier pluriséculaire qui a absorbé la douleur de tant de gens.
En tout premier lieu, l’arbre à clous servait surtout pour guérir les gens de maladies, d’un mal avant tout physique, l’arbre absorbait notre souffrance quand on y plantait un clou ; avec le spectacle, j’essaye de déplacer cette croyance vers le psychologique. Comment l’arbre à clous peut-il nous amener à réfléchir sur nous-mêmes et nous faire sortir de l’impasse qu’engendre le ressentiment ? Comment sortir du « oui, mais… » ? Regarde, comme il fait beau ! Oui, mais hier il pleuvait. Oui, mais le réchauffement climatique… Oui, mais… En pensant de cette manière, on fabrique de la « non-issue ». J’essaye de sortir de ce principe de la non-issue, sans pour autant faire du développement personnel simpliste …
Comment ne pas tomber dans ce qui pourrait être le piège du « développement personnel » ?
Je suis très méfiante à l’égard de toutes ces formations à l’épanouissement personnel. J’ai souvent l’impression qu’elles occultent la complexité du monde. Qu’elles encouragent le mythe de l’individu.
Cela me fait penser… J’ai remarqué que les penseurs qui m’accompagnent se situent toujours sur trois niveaux. Ils sont psychanalystes, donc profondément ancrés dans l’intimité humaine ; ils sont philosophes, donc profondément ancrés dans la pensée ; ils sont activistes, c’est-à-dire qu’ils sont profondément engagés dans la transformation du réel. Ils mettent en pratique leurs idées et se confrontent au monde. Avec leurs trois casquettes, ils sont dans le concret de la vie.
Lorsque vous créez un spectacle, vous considérez-vous, d’une certaine manière, comme une activiste ?
Oui… quelque part, oui, on peut le dire. Je n’y ai jamais pensé, mais c’est une question intéressante… Quand on fabrique un spectacle, oui, nous mettons en action des idées en fait, nous essayons de partager avec l’espoir que quelque chose se passe… C’est d’ailleurs aussi l’un des sujets du spectacle. Comment une idée, comment une croyance peut nous faire agir. Et aussi, ce qui m’a beaucoup interpellée, c’est que le changement, le « guérir », ne passe pas par un retour à l’état initial, mais par la transformation, par la création. Guérir, c’est inventer, créer une nouvelle situation. C’est Cynthia Fleury qui dit ça.
Il y a, à ce propos, un très beau texte écrit par Emanuele Coccia (philosophe italien) dans Libération qui aborde la question de la greffe. Pour lui, le monde ne pourra aller mieux qu’en passant par le concept de greffe. Il aborde une technique napolitaine, qui, lorsqu’un objet est cassé, ne cherche pas à le restaurer en l’état d’origine, mais à lui inventer un autre usage. Il fait un parallèle avec le monde, en expliquant que le monde ne pourra aller mieux qu’avec le principe de la greffe.
C’est d’ailleurs ce que nous faisons déjà avec les arbres. Quand un arbre est malade, quand on veut qu’il soit plus robuste pour pouvoir porter des fruits, on lui greffe un morceau d’un autre arbre. Et c’est aussi un formidable moyen de penser l’altérité. De greffer sur soi d’autres choses, d’autres sentiments, d’autres personnes, d’autres mondes… Ce qui est l’inverse de toute la pensée d’extrême droite, qui est toujours dans l’idée de revenir en arrière, sur l’ancien monde, sur les bonnes vieilles valeurs – ont-elles d’ailleurs jamais existé ces valeurs ? Il n’est jamais question d’ouverture, de multiple, d’altérité. La greffe, c’est composer avec un élément étranger, composer avec ce qui n’est pas « toi ».
Le spectacle aborde aussi la question des croyances ; quel rôle peuvent-elles encore jouer aujourd’hui dans un monde rationnel ?
Je pense sincèrement que lorsque tu crois en quelque chose, tu mets en place de façon consciente ou inconsciente toute une série d’actions pour arriver à ce en quoi tu crois. La croyance est performative, c’est-à-dire qu’elle produit de l’action.
Le fait de croire en quelque chose… Je ne dis pas que cela va nous guérir, mais si on a une confiance, une croyance en quelque chose, cela nous met en mouvement. Une manière de contrecarrer le « Oui, mais… », c’est en réalité le « Je sais bien, mais quand même… ». Je sais, c’est improbable, mais je vais quand même le faire…
Par exemple, il y longtemps, j’avais un rendez-vous assez important avec une personne qui me faisait peur, qui ne me mettait pas super à l’aise. Je le raconte à une amie, et elle me répond : « Mais tu n’as qu’à le congeler le temps de l’entretien. » Je ne comprends pas tout de suite, et elle m’explique que c’est très simple : il me suffit d’écrire son nom, le mettre dans un verre d’eau, et le mettre au congélateur le temps de l’entretien. Évidemment je n’ai pas congelé mon interlocuteur, mais cet acte symbolique de le mettre au congélateur m’a finalement préparée à l’entretien. Il m’a mise en condition : j’étais plus prête psychologiquement, cela m’a donné de la force, et je suis arrivée en confiance.
C’est comme si je m’étais construit un petit objet apotropaïque pour conjurer le mauvais sort, éloigner le mal – des objets qui seront présents en nombre durant le spectacle.
Votre spectacle fait appel à beaucoup de penseurs, Cynthia Fleury, Bruno Latour, Yves Winkin, William James, etc. Quelle plus-value apporte le théâtre sur le livre ?
Le théâtre nous permet de traduire la pensée en action, de la même manière que l’activiste.
N’y-a-t-il pas un risque que le théâtre ne devienne qu’un simple passeur ?
J’espère qu’il y aura autre chose que cela. Nous sommes des passeurs, mais nous sommes tout le temps dans l’imagination. Notre sujet c’est la transformation, comment se transformer ; avec l’idée que l’imaginaire est un moyen d’atteindre la guérison.
En fait, je ne sais pas très bien ce que c’est le théâtre ; je n’ai jamais théorisé là-dessus. En revanche, je sais que c’est un endroit où tout est possible. Et je suis passionnée par la pédagogie ; j’ai toujours voulu me placer à un endroit où on pose le sens plutôt que de l’imposer, où on ne fait pas de leçon, où on ne dit pas aux gens ce qu’ils doivent faire. Mais comme la psycho et la philo m’ont toujours intéressée, je profite de la scène pour déposer des questions, des pensées qui m’interpellent et me font bouger moi-même. En réalité, pour être simple, mon objectif c’est de créer, partout où je le peux, des endroits et de situations où la vie peut émerger. La vie pour combattre l’ambiance mortifère et « ressentimiste » qui nous occupe. Créer des endroits ou des moments de vie, dans et autour desquels on peut produire des idées qui épaississent nos mondes au lieu de les amincir.
Entretien réalisé par Simon Vandenbulke, septembre 2024