Entretien avec Alexander Zeldin : Une mort dans la famille
Avec Une mort dans la famille, Alexander Zeldin nous plonge, en brouillant les frontières entre la scène et la salle, dans le quotidien d’une maison de retraite, où la mort côtoie les élans de vie, et nous montre à voir l’envers du décor, ce que nous cachons et ne voulons regarder. Convaincu que le théâtre doit affirmer sa place dans la société, le metteur en scène britannique nous livre ses réflexions sur le rôle du théâtre, sur l’Europe et le Brexit, et aborde sa prochaine création, Les Confessions, bientôt présentée au Théâtre de Liège.
Vous aimez souvent rappeler l’étymologie du mot « théâtre », qui signifie lieu d’où on regarde. Votre première trilogie dite des Inégalités (Beyond Caring ; Love ; Faith, Hope and Charity) voulait porter l’attention sur les invisibles de la société, mais ils vous étaient, d’une certaine manière, plus étrangers. Avec Une mort dans la famille, vous développez un rapport beaucoup plus intime, de par votre histoire personnelle notamment. Le théâtre ne servirait donc plus simplement ici à voir, mais agirait aussi comme catharsis ?
Pour moi, personnellement ? Peut-être oui… Je ne me suis pas réellement posé la question. J’ai toujours fait du théâtre pour pouvoir ressentir. Le théâtre m’aide à mieux ressentir ce que je ne parviendrais pas à exprimer. Je serais trop débordé par la vie si je ne faisais pas du théâtre. Dans la trilogie des Inégalités, on retrouvait tout de même des éléments autobiographiques, même s’ils étaient canalisés par des expériences qui n’étaient pas forcément les miennes. Encore une fois, je ne sais pas comment vous exprimer cela, c’est assez difficile. Quand j’étais adolescent, que je faisais de la musique, je ressentais profondément la vie, et je voulais garder cet aspect de l’enfance en continuant à faire du théâtre. Le théâtre m’aide à articuler ce que je ressens dans la vie de tous les jours. C’est un moyen pour moi d’être dans le monde, et ce n’est pas forcément un métier. Alors oui, techniquement c’en est un, ça peut être pénible parfois. Mais par exemple, l’écriture peut me rapprocher d’une chose que je ressens, que vous ressentez, pour ensuite la reconnaître. Finalement l’art n’est qu’une question de reconnaissance : « Understanding something together ». Recognize, je reconnais, je suis vu, je suis aimé. C’est essentiel, nous avons tous besoin de cela. C’est un peu cela mon métier…
Le titre de votre pièce Une mort dans la famille est repris d’un livre de l’écrivain américain James Agee…
Oui, alors pas seulement de James Agee… mais oui… oui, c’est un beau titre. C’est vrai que je lui ai sans doute piqué ce titre, en fait. Pas le propos par contre, juste le titre, qui est très beau.
C’est en tout cas un titre qui indique ce que nous allons voir. Est-ce pour cela que vous avez voulu le garder, malgré le fait qu’il puisse effrayer le spectateur ?
J’ai hésité, à vrai dire. J’ai pensé appeler la pièce Marguerite. Et je crois que si j’étais dans un contexte plus commercial, comme celui de mon pays (ndr Angleterre), si je jouais la pièce à Londres ou à New York, j’aurais peut-être dû le changer. Bien que j’en aie discuté avec un producteur de théâtre privé à Londres, qui trouvait le titre très bien. Nous avons beaucoup parlé avec Stéphane Braunschweig (ndr, Directeur du Théâtre de l’Odéon, à Paris), et il tenait à ce titre. Quant à moi, je l’aime bien parce qu’il est honnête.
C’est un titre utile aussi ? Est-ce que cette question d’utilité est compte pour vous ? Je sais à quel point le théâtre est important pour vous, pour la place qu’il peut prendre dans la société, pour ce qu’il peut faire pour la société. Est-ce important pour vous de faire un théâtre utile ?
C’est une question difficile. Le théâtre, de par sa propre nature, est utile. La preuve en est que, malgré les millénaires qui passent, le théâtre existe encore à notre époque. Il a survécu à la peste, à la guerre, à l’indifférence, au cinéma… L’utilité du théâtre est présente dans son ADN. Ce n’est donc pas moi qui le rends utile, je dois simplement me rapprocher de cette source. C’est une question constamment vivante. Les Inégalités ont été pour moi une réponse à l’époque, très cohérente, et visiblement pour d’autres aussi, mais nous devons toujours nous remettre en question. Peter Brook disait : « Hold on tighty, let go lightly », qui signifie : « Tiens fort, lâche vite ». Il disait également : « Ce qui est merveilleux au théâtre, c’est que c’est terriblement présent durant un court instant, et puis inutile ». Paradoxalement, cette inutilité-là nous offre la possibilité d’avoir un regard et une manière d’être au monde totalement unique. Cette chose-là est sans doute beaucoup plus importante qu’il y a trente ans. C’est beaucoup plus dur pour le théâtre de trouver un sens aujourd’hui. C’est une question très difficile car je pense que les structures théâtrales doivent être repensées. Même si je ne sais pas comment…
Cette question de l’utilité, elle engage une autre question : pour qui le théâtre doit-il être utile ? J’ai récemment vu le premier ministre britannique Rishi Sunak en train de servir dans un centre pour personnes sans domicile…
[Il rit] Oui, j’ai vu !
C’est à la fois drôle et triste de le voir servir dans ce centre et demander à une personne sans domicile s’il travaille dans les affaires, et qui lui répond simplement : « Non, je suis sans-abri ». Est-ce que parfois vous n’avez pas l’impression de travailler pour eux, de leur montrer à voir les choses ?
Pour eux, pour qui ?
Pour la classe politique qui est parfois…
Indifférente ?
Indifférente ou déconnectée ? Vous n’avez pas envie de leur montrer ce qui se passe vraiment ? Dans la vie de tous les jours.
Cela a toujours été le rôle du théâtre. Peut-être pas toujours, mais d’Eschyle à Brecht, en passant par Molière, Racine, même Shakespeare ou Tchékhov, il y a toujours la volonté de montrer ce que nous ne voyons pas. Prenons les gros chocs esthétiques, les gens se sont dit : « Ce n’est pas du théâtre ! ». Et ça c’est important ! Avec Peter – je parle beaucoup de Peter Brook, mais tant pis – quand il y avait ce fameux lever de rideau où l’on découvrait une femme repassant le linge, John Osborne (ndr, dramaturge anglais) a dit : « Le théâtre anglais a changé pour toujours ! ». Pourquoi ? Parce qu’on ne voyait jamais cela au théâtre, on ne voyait jamais une femme repasser. On a trop souvent une attente claire de ce qu’est le théâtre, et il faut toujours bouleverser cette attente. Et je pense, de manière plus modeste, que j’ai réussi ça. Je le pense, parce qu’on refusait de me programmer en Angleterre au début.
Maintenant je dois faire une chose que les gens vont refuser ! Je le pense réellement ! Mon théâtre est trop « accepté » aujourd’hui. Je ressens la nécessité – délicate – de changer certaines choses. Après, je ne suis pas encore trop âgé, j’ai seulement 37 ans… même si cela fait vingt ans que je fais ce métier. J’ai commencé très tôt, mais j’apprends encore. On parlait de théâtralité, avec le temps, on maîtrise de plus en plus ces outils, on a plus d’expérience pour jouer avec…
Il faudrait donc toujours montrer ce que l’on ne voit pas ? Même le plus dur ? Surtout dans nos sociétés où nous cherchons de plus en plus à cacher la mort, la faiblesse, à cacher ceux qui ne sont pas en bonne santé, ceux qui ne sont pas productifs ? J’ai pensé à une phrase de Montaigne en regardant votre pièce, qui disait en substance : « Si on apprenait aux hommes à mieux mourir, on leur apprendrait à mieux vivre. »
C’est exactement ça ! Je me rappelle avoir vu un bouddhiste dans un documentaire formidable, il était très heureux et disait : « Je suis prêt à mourir. » [rires] Mais je crois cela vraiment important. Peut-être ma pièce n’apporte pas de solution concrète, mais elle parle de la manière dont un jeune homme essaye d’accepter la mort de son père, à travers celle de sa grand-mère ; de la manière dont une femme, très digne, se retrouve dans une situation infernale. C’est également une pièce qui parle de notre incompréhension face à la mort des gens que nous aimons. Tout en restant sur le ton de l’humour, car je voulais que cette pièce soit aussi une comédie.
Toutes vos pièces parlent d’amour. Il n’y a que le lieu qui change : l’amour en maison de retraite, dans une usine…
Oui, car c’est la seule chose qui m’intéresse réellement. C’est ce qui nous donne envie de vivre, non ? Et puis le théâtre, c’est un moyen d’aimer les gens, je crois.
Justement, vous allez bientôt créer un nouveau spectacle Les Confessions qui sera présenté au Théâtre de Liège, un spectacle beaucoup plus intime – comme Une mort dans la famille –, où l’on croit déceler des bribes de la vie de votre mère, et qui raconte l’histoire d’une femme à travers ses amours. Est-ce qu’Une mort dans la famille vous sert aussi de tremplin vers une nouvelle trilogie après celle des Inégalités ?
Oui, c’est exactement ça. C’est le début d’une nouvelle trilogie, ou en tout cas, d’un nouveau geste, qui se complètera plus tard. J’aime bien penser comme ça ! Les Confessions raconte l’histoire d’une femme de sa naissance à sa mort. Je veux travailler sur la mémoire, et sur l’identité. Il y a une question qui semble très intéressante aujourd’hui : « C’est quoi un être humain ? ». Et je n’ai pas encore de réponse…
Une mort dans la famille serait alors le premier volet de cette nouvelle trilogie, qui traite du même ensemble de thématiques ?
Oui, je pense. Cela m’aide dans mon travail de penser de cette manière. Dans le théâtre japonais, le théâtre nô précisément, il y a le « Jo-ha-kyū », qui représente l’introduction, le développement, et puis la conclusion rapide. C’est une manière de faire du théâtre qui m’inspire. La règle des 3 est importante pour moi.
Pour terminer, je voudrais parler de la question de l’Europe, qui, je crois savoir, vous tient à cœur. Vous êtes britannique, vous avez vécu le Brexit, on observe des résurgences nationalistes un peu partout sur le continent. Quand on voit des metteurs en scène comme Caroline Guiela Nguyen, qui dirige désormais le Théâtre National de Strasbourg – et avec qui vous avez beaucoup de similitudes, dans vos scénographies, dans vos volontés à tous les deux de monter ceux qu’on ne voit pas – ou bien Milo Rau – qui travaille comme vous avec des amateurs ; est-ce que le théâtre peut aider à la création d’une identité européenne ? Est-ce que le théâtre peut aider l’Europe ?
Je pense que oui. Ce qui est intéressant chez Milo et Caroline, c’est qu’ils dirigent maintenant tous les deux un théâtre, donc il faudrait peut-être leur poser la question. Je n’ai pas du tout cette volonté.
Mais vous avez étudié à l’école européenne, vous travaillez à l’Odéon : Théâtre de l’Europe, c’est quelque chose qui compte pour vous
Évidemment, évidemment. L’Europe est un programme de paix, c’est comme ça qu’il faut le comprendre. L’idée européenne est une idée utopiste, et les utopies sont une forme de foi, et la foi est forcément liée au théâtre. Parce qu’il faut croire que quelque chose se passe sur scène. Je reviens toujours au théâtre… Après, vous parlez d’Europe, ce qui est intéressant c’est de savoir, de comprendre ce qu’est l’Europe. L’Europe d’après-guerre et l’Europe d’aujourd’hui sont deux choses différentes. Aujourd’hui, l’Europe connaît beaucoup de problèmes, et elle a besoin de radicalement se rénover, d’être du côté de la justice. Est-ce qu’elle l’est toujours ? Je ne sais pas… Est-ce que c’est toujours une meilleure idée que le Brexit ? Évidemment ! Mais le Brexit est un faux pari, on fera machine arrière, je pense. Dans une dizaine d’années. C’est une génération gâchée… C’est un crime en fait, le Brexit… Je pense qu’il sera peut-être perçu comme cela…
Entretien réalisé par Simon Vandenbulke, janvier 2023