Entretien avec Héloïse Ravet / Œdipus

RENCONTRE AVEC HÉLOÏSE RAVET, metteuse en scène de Œdipus

Votre première création Outrage pour bonne fortune s’est construite dans une écriture plateau ; avec Œdipus, vous vous emparez d’un texte déjà écrit. Comment ce choix s’est-il opéré ?

J’ai rencontré Serge (ndlr. Directeur général et artistique du Théâtre de Liège) en 2021, et nous avons longuement discuté autour des thématiques qui m’attiraient, de ce que je désirais amener au plateau. Je voulais originellement travailler sur l’adaptation de Festen, écrite par Thomas Vinterberg lui-même, mais comme cela avait été déjà mis en scène récemment – et plusieurs fois – nous avons échangé des textes avant de tomber sur la réécrite d’Œdipe Roi par Maja Zade, dramaturge à la Schaubühne.

Si je voulais travailler sur Festen, c’est avant tout parce je voulais aborder la question de l’inceste, et des rapports qui peuvent se nouer entre les violences intra-familiales et celles de la société. Le texte de Maja Zade me permettait d’aborder ces questionnements avec une écriture très contemporaine, très acide – beaucoup plus vive et dynamique que le texte antique. Je retrouvais les enjeux qui m’importent encore aujourd’hui : ces aller-retours entre les violences individuelles, relationnelles, et les violences à plus grand échelle. La pièce aborde toute la multiplicité de la violence : comment une industrie fait violence sur un territoire par exemple, comment les rapports de domination s’inscrivent dans des temporalités plus longues, sur des temps de vie, comment elle se retrouve dans notre langage… Et surtout, quels sont les liens qui unissent toutes ces violences.

Michael, par exemple – qui représente Œdipe –, a été adopté par une famille de classe moyenne et est incapable de sentir accepté par la famille de sa femme issue de la haute société. Il est comme emprisonné. Il y a toujours ce double rapport dans la violence.

Il n’est donc pas question d’envisager la violence comme un fait divers, mais comme la résultante de nos sociétés, où les violences s’inscrivent sur des temps longs et peuvent s’immiscer dans nos rapports relationnels ?

Oui, dans nos rapports intimes. Comment la violence systémique d’une société peut changer nos rapports personnels, comment elle peut – comme vous dites – s’immiscer dans nos familles, dans nos couples, ou même dans nos amitiés – Christina et Theresa ont également une relation très ambigüe. Nous avons souvent l’impression d’être au-dessus de ces violences, notamment en les nommant avec la littérature, avec le théâtre, mais à la fin, même si nous en parlons, il y a toujours domination, il y a toujours du pouvoir.

C’est donc la manière dont le texte aborde la violence qui vous convaincu de le monter ?

Oui, notamment dans sa manière de le faire. Le début de la pièce – voire presque les deux tiers – est assez drôle ; il y a une dynamique presque tv novelas, avec une situation qui implique des problèmes à résoudre, le tout avec des personnages archétypaux : le frère acariâtre, la jeune arriviste… Des personnes que nous avons déjà vues mille fois et avec lesquelles on peut alors un peu s’amuser. Le texte est construit de telle manière qu’il nous – spectateurs – attrape et nous retourne. Prenons, par exemple, le moment de la révélation de la mort du père, c’est-à-dire au moment où la pièce rentre réellement dans la tragédie, l’écriture elle-même se modifie, les répliques très courtes laissent place à des répliques plus longues et plus proches de l’écriture antique.

Cette manière d’écrire m’intéressait aussi, car c’est quelque chose que je recherche également de mon côté : le retournement, le mélange des genres et des codes. Cette pièce amène tout cela, on ne sait jamais réellement ce que nous regardons, nous ne savons jamais si c’est drôle ou triste, si c’est cynique ou tragique… Il y a quelque chose de très hybride… Du fait de la réécriture, certes, mais aussi par la manière dont Maja Zade amène un côté chimérique : une pièce faite de collages, entre sa patte personnelle et les éléments de la tragédie que nous connaissons tous.

Le texte est donc déjà – en quelque sorte – la confrontation de deux points de vue : celui de Sophocle et celui de Maja Zade ; comment, en tant que metteuse en scène, pouvez-vous vous y introduire pour développer votre propre point de vue ?

Il y a plusieurs réponses à cela. Une première réponse pourrait être les blancs laissés par Maja Zade dans son texte. La pièce se décompose en trois actes qui correspondent chacun à une partie de la même journée. Entre chacun de ces actes, c’est comme si elle laissait des trous pour que je puisse m’y immiscer. Mais aussi tout ce qui se passe avant… Il y a beaucoup de choses à raconter sur ces blancs, ces choses qui ne sont pas dites, mais qu’on pressent.

Une seconde réponse pourrait être par le choix de la scénographie – qui permettra aussi d’amener des touches plus oniriques et plus symbolistes. En me dirigeant vers une scénographie très épurée qui met les artistes au centre du dispositif de la mise en scène, je fais le choix de me « reposer » sur eux, je fais le choix de partir sur un jeu le plus à l’os possible, le plus animal possible. Je cherche à déplacer l’écriture, qui peut parfois donner l’impression d’un côté bavard, sur une ultra-nécessité de la langue.

Qu’entendez-vous par « l’ultra nécessité » de la langue ?

Là où, dans Outrage pour bonne fortune, j’ai beaucoup travaillé sur la nécessité de la présence, sur les gestes, qui avaient tous une importance particulière, avec Œdipus, je travaille sur le sens de chaque réplique. Je veux que le spectateur se dise intérieurement : « Ce personnage ne pouvait rien dire d’autre » ; « Il n’avait pas le choix que de dire précisément cela ! ». Même si au premier regard, les personnages semblent parler pour ne rien dire, je ne veux pas que le spectateur pense cela. En réalité, ils parlent sans cesse pour éviter de se dire ce qu’il y a dire. La langue devient leur seul rempart, leur seule protection.

La langue n’est-elle pas aussi souvent utilisée comme une arme ?

Maja Zade a un côté très dur, assez pessimiste sur l’être humain, sur ce que nous sommes. Mais en même temps, elle le fait avec une certaine drôlerie que je trouve intéressante. Oui leur parole est aussi une arme, mais j’aime cette manière qu’ils ont de s’attaquer en permanence. Dès la première page, Robert dit à sa sœur Christina : « C’est le matin qu’on voit vraiment tes rides ». Le ton est donné : ils ne peuvent pas se blairer et ça va durer une heure trente.

Le rythme des répliques, expéditif, implique, lui aussi, une certaine violence ? Une certaine brutalité ?

Exactement ! J’ai tout de suite aimé l’idée de monter un texte qui ne se repose jamais. Maja Zade ne travaille qu’avec la ponctuation blanche – c’est-à-dire tout ce qui n’est pas dit. Il n’y a jamais de souffle, jamais de silence. Entre la première et la dernière réplique de Michael, qui sont identiques, il n’y a aucune respiration de reprise. Je trouve très intéressant de l’envisager dans la mise en scène, comme un long marathon de la langue et du corps. On commence et on ne peut plus s’arrêter. Il y a quelque chose de l’ordre de la suffocation qu’il m’importe de mettre au plateau.

Quelles ont été les interrogations sur le texte ? Y-a-t-il eu des nœuds ?

[ALERTE SPOILER] La plus grande divergence entre Maja Zade et moi-même se situe sans doute à la toute fin de la pièce, qui diffère totalement du mythe. Ici, Michael se défenestre ; dans le mythe, Œdipe se crève les yeux et quitte la société. J’ai une réticence par rapport à la version proposée par Maja, parce qu’il me semble que le mythe permet d’atteindre une version du réel que nous ne pouvons jamais atteindre dans la vie. Il est impensable de s’imaginer qu’on puisse se crever les yeux avant de s’exclure totalement de la société ; oui probablement, devant tant d’horreurs révélées, nous nous suiciderions. Je trouve plus intéressant d’écrire quelque chose que nous ne pouvons pas réaliser en tant qu’être humain, de nous offrir cette possibilité par procuration grâce à la littérature et aux mythes. Le mythe d’Œdipe nous propose l’idée folle qu’il est possible de survivre à l’innommable. Qu’il est possible de déceler une part d’humanité même dans la plus horrible terreur. Dans notre époque, je trouve important de continuer à proposer des échappatoires, par l’art notamment. C’est encore une aporie que je vais devoir confronter au plateau pour essayer de trouver la meilleure solution… Je n’exclus par ailleurs pas le fait de faire revenir Œdipe au plateau… Je dois encore creuser cette disparition sans pour autant faire violence au texte original.

Maja Zade ne modifie pas seulement la fin de la pièce, elle propose également une réécriture du personnage de Jocaste, qui passe d’une figure presque fantomatique dans le mythe au rôle de personnage principal.

Je trouve cette idée géniale. C’est tout même par elle que le drame arrive dans le mythe originel… Ici Maja Zade apporte aussi ce que je perçois comme une ambivalence de la libération de la parole. Christina, qui représente donc Jocaste, finit par tout dire et tout va plus mal ensuite. Pour préparer Œdipus, je me suis replongée dans le texte antique, et j’avais oublié que dans le mythe, Jocaste sait. Elle sait et elle décide de se taire. Le chœur suggère alors que de ce silence arrive le malheur. Je trouve ça très intéressant : quoi que Jocaste fasse, tout se passe à l’endroit du mythe, et dans les mythes, quoi que nous fassions, nous ne pouvons échapper à notre destin. J’ai l’impression qu’en réécrivant ce passage, Maja Zade déculpabilise, elle nous montre que Jocaste n’est coupable ni de se taire ni de parler. Tout ne passe pas par la parole, par le fait de se taire ou de parler. Il faut autre chose que simplement la parole, il faut les conditions pour accompagner cette parole.

Pour une libération de la parole, il faut également une libération de l’écoute ?

Oui, il faut créer les bonnes conditions pour la recevoir. Je ne voudrais pas que la libération de la parole dans le spectacle soit vue comme une chose dangereuse. Je pense qu’il faut parler. Le but n’est pas de faire taire les gens, mais plutôt de comprendre la puissance de la parole… la puissance du secret et de sa révélation. La parole est une hydre : elle peut être salvatrice autant que destructrice… surtout quand elle n’est pas accompagnée… Dans Œdipus, Christina n’est jamais accompagnée. Depuis le début, elle est complètement abandonnée, totalement niée. C’est parce qu’elle n’a jamais été écoutée que sa parole devient destructrice.

Nous avons évoqué la parole, mais comment l’inscrire dans le corps des acteurs ?

Je travaille toujours autour de la question du corps. Par exemple, c’est la première fois que je vais travailler avec un postiche (ndlr. Emilie Maquest, qui interprète Christina, porte un faux ventre dans la pièce), ce qui est particulier pour moi. Je travaille surtout avec la singularité des acteurs, leur manière particulière de se déplacer. Toutes ces petites choses presque invisibles, mais qui ont un impact essentiel sur la manière d’être au plateau. Je travaille très peu avec des rôles de composition. Je pars toujours de l’acteur pour rencontrer ce qui est écrit. Le collectif Tg Stan m’a beaucoup influencée sur cette question : si j’ai envie de jouer une petite alors je n’ai pas besoin de faire la petite fille, il y a en moi quelque chose de cette petite fille. Je trouve ça très juste, partir de sa propre identité pour trouver dans le personnage ce qui résonne en nous. Cela apporte une touche d’universalisme : si l’acteur le fait, alors nous aussi nous le pouvons. Je retiens cette image donnée par l’un de mes professeurs qui me disaient que les metteurs en scène devaient travailler avec les acteurs comme s’ils travaillaient avec des volets. Il faut imaginer des volets qui ont été peints, peints et repeints… La peinture s’écaille forcément… et le rôle du metteur en scène, c’est de poncer, poncer, de décaper pour arriver au bois brut.

Est-ce cette importance du corps dans votre travail qui vous pousse à utiliser les écrits de Raimund Hoghe – un danseur – pour préparer votre mise en scène ?

Raimund Hoghe, c’est avant tout pour moi le dramaturge de Pina Bausch. Les écrits que j’ai demandé aux acteurs de lire pour préparer Œdipus, ceux qui m’ont inspiré, sont en tout cas ses écrits dramaturgiques. Certes, c’est un danseur, mais c’est un danseur assez étrange quand même (Elle rit). C’est en tout cas une personnalité du mouvement.

Il y a donc là une certaine influence de la danse ?

Au théâtre il y a d’abord le texte comme dans Œdipus, ou la trame comme dans Outrage pour bonne fortune ou Les Larrons (ndlr. La prochaine création d’Héloïse Ravet), et puis il y tout ce qui se trouve en dessous. Et ce dessous, c’est le corps. C’est presque comme de la psychanalyse, une sorte de fond marin que nous avons tous en nous et dont nous ne pouvons échapper. Dans mon théâtre, je cherche la réunification de ces deux pans ; la possibilité d’avoir deux histoires en un seul être : l’histoire qui se dit et l’histoire qui se voit. Travailler sur le geste d’une épaule, d’une main, un déplacement particulier, qui vont tous raconter autre chose que ce qui se dit sur scène.

Là où je pense avoir un rapport proche avec la chorégraphie, c’est dans les liens entre les acteurs. Trop souvent au théâtre, les acteurs jouent leur propre partition, seuls. Dans la danse, la notion de groupe est plus présente, il y une attention portée à l’équilibre des corps, une tension entre eux. J’essaye toujours, même si nous faisons du texte, de créer un lien – presque mystique – entre les corps de ceux qui sont en train de se parler au plateau.

C’est tout ce travail que je fais sur le corps, notamment avec des échauffements, comment sentir les vibrations passer d’un corps à un autre, comment mon propre mouvement est influencé par le mouvement d’un autre acteur, etc. Ce sont des exercices qui peuvent avoir l’air un peu bête, mais qui font pour moi une réelle différence. Je ne voudrais pas qu’un acteur ait l’impression de parler dans le vide, seul, sans personne pour recevoir cette parole. Il arrive toujours, dans un spectacle, qu’un personnage se mette à parler plus longuement, mais il ne peut jamais parler que parce que l’autre est là. Comment recevoir une parole. Voilà ce qui m’intéresse ! D’autant plus dans Œdipus, où l’important n’est pas tant ce qui est dit, mais plutôt la manière dont cette parole va être reçue. C’est la question de l’écoute : comment survivre au chaos de l’écoute ?

Il y a cette référence que j’aime beaucoup dans le diptyque de Claude Berri : Jean de Florette – Manon des sources ; qui peut d’ailleurs être rattaché à Œdipe-Roi. Quand on y pense, c’est un véritable truc antique, c’est un mythe. Il y a cette scène à la fin des deux films où le personnage d’Yves Montand, après qu’il a causé la mort de son fils qu’il n’a jamais connu – et dont le drame était de ne pas avoir d’enfant –, s’affaisse presque imperceptiblement. Il ne dit rien, tout se passe dans cette épaule qui tombe de quelques millimètres. Je trouve ça si juste, si fort ! C’est ça que je veux attraper, ce mouvement. Montrer cet anéantissement tellement profond que les mots ne suffisent plus. La seule chose qui nous reste, c’est nous l’effondrement intérieur qui se perçoit à peine.

Votre scénographie, très épurée, est-elle alors aussi le moyen d’amplifier la présence des corps des acteurs sur scène ?

Je ne pense pas qu’il soit très intéressant de montrer ce qui est dit. J’ai choisi de m’éloigner de la villa grecque dans laquelle se situe l’action car c’est déjà dit dans le texte. Nous savons où ils sont, nous savons qu’il fait chaud, etc. En revanche, c’est intéressant de le jouer. Les acteurs n’ont pas forcément besoin de béquilles pour jouer, le spectateur n’a pas besoin de béquilles pour comprendre ce qui se joue. C’est pour cela que j’ai troqué la villa ensoleillée contre un tréteau. Il n’y a plus que les acteurs, leur corps et leurs actions pour nous faire entre dans l’histoire.

Le théâtre de tréteau était ma première influence pour la scénographie. Concrètement, elle comprendra un cercle de jeu surélevé, auquel on ajoute des marches qui rappellent le théâtre de tréteaux de l’époque, quand les gens montaient sur la scène pour faire advenir le théâtre. Je voulais revenir encore une fois à quelque chose de très brut. À cela, il faut rajouter plusieurs références, le cercle – recouvert de terre battue rouge – rappelle aussi l’arène, la corrida qui était une seconde influence. Je conçois Michael/Œdipe comme un chasseur qui finit par se rendre compte qu’il est la bête traquée. Il est le chasseur chassé (Elle rit). Il y a quelque chose aussi dans la corrida qui rappelle la danse, la connexion entre deux êtres – aussi tragique cette connexion fût-elle. Enfin, j’aime aussi que ce cercle rappelle la scène du cirque. Comme si ces quatre personnages venaient faire leur petit numéro.

Il y a donc aussi une certaine influence du grotesque ?

Oui, exactement. Les costumes vont par ailleurs appuyer ce côté grotesque, un peu loufoque. Ce sont des gens farfelus, ils sont étranges, bizarres. Ils ne représentent pas du tout ce qu’on imagine de la haute société.

Je veux ajouter une touche très colorée, assez kitsch. Michael, par exemple, est en maillot de bain une bonne partie du spectacle. Je voulais travailler sur un personnage qui apprend la mort de son père, qu’il a lui-même tué, en slip (Elle rit). C’est l’idée que la vie peut être totalement grotesque et ridicule. La vie est pleine de situations absurdes, improbables. Tout n’est pas toujours sacré, tout n’est pas grandiose. Ce sont des gens qui essayent sans cesse de s’élever, de se faire plus grand, mais le théâtre peut le faire redescendre sur terre… C’est aussi ça notre condition humaine…