Interview Renacimiento

Après plusieurs reports, Renacimiento, le nouveau spectacle de la compagnie espagnole La Tristura, pose enfin ses valises à Liège pour nous conter l’histoire d’un théâtre et de ses habitants, avec, en filigrane, les grandes questions de démocratie qui nous occupent. Alors, pour en apprendre plus sur leurs intentions, nous avons demandé à Violeta Gil et Celso Giménez – les deux metteurs en scène – leur point de vue sur l’état de nos démocraties et du théâtre aujourd’hui, et des liens qui les unissent.

Après plusieurs reports dus à la crise sanitaire, vous présentez enfin votre spectacle au Théâtre de Liège. Est-ce que ce lieu a quelque chose de particulier pour vous ?

Violeta : Nous sommes venus plusieurs fois en Belgique, mais c’est seulement la deuxième fois que nous y présentons un spectacle. La dernière fois, c’était déjà à Liège, mais dans un autre endroit. Nous sommes donc assez heureux de revenir, et nous sommes aussi excités, parce que Renacimiento entre en résonnance avec tout ce qui se passe autour de nous depuis quelques années. Ce spectacle est une coproduction avec le Théâtre de Liège, entamée en 2019. Nous avons passé plusieurs semaines ici pour répéter, puis nous devions présenter la pièce à l’automne 2020, mais cela ne s’est évidemment pas fait, et nous avons dû retarder deux fois nos dates à Liège.

C’est donc un spectacle que nous avons en nous depuis longtemps. Le Théâtre de Liège est un endroit tout particulier pour nous et ce spectacle, car c’est ici que le spectacle a commencé à sortir de terre, c’est ici que les premières idées, les premières intuitions se sont formalisées. C’est ici que nous avons mis en application les idées qui nous trottaient dans l’esprit, que nous sommes véritablement sortis de notre imagination, que nous avons vu comment la lumière agissait, comment le son se propageait, et plus simplement dans nos têtes…

 

Dans Renacimiento, vous abordez la question de la démocratie – notamment de ses naissances – en même temps que vous racontez la vie d’un théâtre. Pourquoi était-ce si important de lier démocratie et théâtre ? Est-ce que cela signifie, pour vous, que la démocratie nait avant tout dans un théâtre ?

Violeta : Je ne peux m’empêcher de penser aux Grecs… (Elle rit). Non en réalité, il y a plusieurs raisons à ce choix. La première est très simple, très pratique : le théâtre, c’est ce que nous faisons, ce que nous connaissons. Mais c’est vrai que la relation entre le micro et le macro nous intéressait… Nous aurions pu choisir un plateau de cinéma… Ce qui nous intéressait avec le lieu « théâtre », c’est que nous pouvions le relier à quelque chose de plus grand. Un théâtre peut présenter beaucoup de similitudes avec une ville, avec un pays, voire avec le monde. Cela dépend juste de l’endroit où vous placez votre attention. C’est vrai qu’il s’agit d’un endroit que nous connaissons très bien, mais il y a tout de même quelque chose de spécial avec le théâtre, qu’on ne retrouve pas forcément dans les autres arts. Il entretient un rapport très particulier avec le corps, avec la présence physique. La seule possibilité pour que le théâtre existe, c’est que les gens soient présents physiquement, que le public soit présent physiquement. C’est quelque chose qui se joue ici et maintenant.

Celso : Oui, c’est vraiment ça… Au début ce n’était qu’une intuition, et cette intuition a fini par grandir, jusqu’à pouvoir l’expliquer de manière rationnelle. Peut-être qu’il y aussi quelque chose liée à la célébration, cette célébration d’être tous ensemble dans un théâtre. C’est sans doute évident, mais – pour nous deux – ça reste très important. Quand nous étions en école d’arts, nous regardions les autres qui travaillaient pour le cinéma, et nous pensions : « Ils sont tellement plus cools que nous ! ». Nous pensions qu’ils étaient le futur ! Et nous… nous n’étions rien… des pauvres gens du théâtre (Il rit). Et puis, petit à petit, ce sentiment a changé. C’est devenu très important d’être avec d’autres personnes dans une même salle. Toute ma vie, c’était évident : j’étais en classe avec d’autres étudiants, de la maternelle à l’université. Et on voit aujourd’hui que tout change… On peut tout faire tout seul maintenant… On commande notre nourriture sans sortir de chez nous… On peut réellement vivre hors de la société. Et le théâtre a cette chose particulière, ce rapport au corps, à la transpiration même, où l’on sent la présence des autres de différentes manières… Et puis le théâtre est rempli de petites imperfections… et la démocratie, c’est aussi ça… (Il rit).

 

On voit d’ailleurs que la démocratie ne se porte pas très bien actuellement (Ils rient). On voit ce qu’il se passe au Brésil, aux États-Unis avec le Capitole, ou même en Ukraine, qui était loin d’être une démocratie parfaite, mais qui restait une tentative démocratique, une jeune démocratie – un peu comme l’Espagne. Comment vous vous sentez par rapport à cette situation ? Et pensez-vous que le théâtre peut aider à inverser la tendance ? À rallumer l’étincelle de la démocratie ?

Violeta : Je pense que, où que nous soyons, nous pouvons toujours faire des choses. Peut-être pas des choses qui vont changer le monde, mais de la même manière dont je parlais des liens entre micro et macro, faire de petites choses qui en influenceront de plus grandes. Et pour nous, ces petites choses sont évidemment le théâtre, ou la littérature. C’est là que nous pouvons faire des propositions et essayer de les relier au monde environnant. Je pense d’ailleurs que nous avons cette responsabilité ; responsabilité que nous prenons à cœur. Même si c’est très difficile de trouver la place du théâtre dans ce processus, de voir de quelle manière il peut agir, vu sa petitesse comparée à l’état du monde. Alors oui, l’état de la démocratie n’est pas réjouissant, mais je pense que cela a toujours été le cas, cet état se manifeste juste d’une manière différente aujourd’hui…

Celso : C’est une question difficile… C’est en tout cas difficile de répondre de manière globale. Je crois que je ne peux répondre que depuis l’endroit où je suis, depuis une échelle nationale. Mon sentiment, c’est que depuis une cinquantaine d’années, le fascisme – de manière générale – a perdu des batailles. Que cela soit en Italie, en Espagne, en Allemagne, au Chili ou en l’Argentine… Et cela a un impact fort, du moins en Espagne… Parfois du jour au lendemain, des franquistes sont devenus démocrates ; alors on se dit : « Mais qui sont ces gens ? ». Cela faisait peut-être simplement partie du processus démocratique… Et aujourd’hui, j’ai l’impression que nous sommes dans un état différent de ce même processus démocratique. On voit des gens enlever leur masque… ou non… plutôt se laisser bercer par le mouvement, par tous ces mouvements contestataires… Comme tous ces gens qui ont forcé le Capitole aux États-Unis… Nous en avons aussi en Espagne. Peut-être que c’est un horrible chose à dire, mais j’ai l’impression que c’est une bonne chose. C’est bien que cela arrive maintenant, parce que nous savions que cela allait arriver un jour. Nous devons maintenant trouver des liens, des connexions entre des gens très différents. C’est difficile, c’est certain, mais je ne vois pas d’autres moyens. Ces forces sont là, elles existent, et nous devons leur parler, nous devons trouver ce qui nous relie, le commun entre nous… Si vous décidez que ces gens n’existent pas, vous ne pouvez pas leur parler… et si vous ne parlez pas aux autres, alors la démocratie n’existe plus. Et qui sait ? Peut-être que ce mouvement compliqué que nous traversons renforcera la démocratie…

Violeta : C’était même illusoire de penser que ces gens n’existaient pas !

Celso : Oui, c’est vrai. Ces forces ont toujours existé, et nous devons composer avec elles. Nous devons les reconnaître pour composer avec elles. Et peut-être que Renacimiento, d’une manière très, très humble, essaye d’aller dans cette direction… d’aller à la recherche de ces points qui peuvent nous connecter… de créer des ponts.